ANALYSES

Tournoi de Roland-Garros : quand la géopolitique s’invite sur le court

Interview
6 juin 2023
Le point de vue de Lukas Aubin


Dimanche 28 mai, après avoir perdu face à la joueuse bélarusse Aryna Sabalenka, la joueuse ukrainienne Marta Kostyuk a refusé de serrer la main de son adversaire, ce qui lui a valu les sifflets du public. Quelques jours plus tard, c’est Novak Djokovic, le n°3 au classement mondial, qui a surpris en inscrivant un message en faveur d’une réintégration du Kosovo à la Serbie sur l’une des caméras du tournoi. Deux événements qui viennent soulever la question de la place de la géopolitique au sein des compétitions sportives. Deviendront-elles des extensions de la scène internationale ? Les compétitions internationales seront-elles les instruments de la géopolitique de demain ? Lukas Aubin, directeur de recherche à l’IRIS et responsable du Programme sport et géopolitique répond à nos questions.

Pourquoi l’édition de Roland-Garros cette année semble-t-elle aussi géopolitique ?

Depuis le 24 février 2022, c’est-à-dire depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la plupart des grandes compétitions sportives internationales, qu’elles aient compté la participation d’athlètes russes et biélorusses ou non, ont été marquées par des enjeux politiques et géopolitiques. Le sport est de plus en plus sujet aux influences politiques de différentes puissances, et il est utilisé notamment comme un instrument de guerre qui attise les tensions entre les États. En ce qui concerne le tournoi de Roland-Garros, deux événements notables ont été observés. D’une part, Marta Kostyuk, joueuse de tennis ukrainienne a refusé de serrer la main de la joueuse bélarusse Aryna Sabalenka à l’issue de la rencontre. Puis, quelques jours plus tard, Novak Djokovic a inscrit sur l’une des caméras du tournoi de Roland-Garros un message en faveur apparemment, bien que des doutes subsistent, d’une intégration du Kosovo à la Serbie. Manifestement, ce phénomène de politisation du sport tendra à s’accentuer dans les années à venir, car il faut bien comprendre que nous vivons aujourd’hui dans un monde qui dépasse la simple mondialisation, qui est numérique, et dans lequel une information peut circuler à travers la planète quasiment instantanément. Sous cet angle, le sport est un vecteur de transmission de l’information, étant donné que des compétitions sportives telles que la Coupe du Monde de football ou les Jeux olympiques d’été et d’hiver sont suivies par près de la moitié, voire davantage, de l’humanité. On estime par exemple qu’entre 4 et 5 milliards de téléspectateurs regardent la Coupe du Monde de football. Par conséquent, de nombreux acteurs cherchent à exploiter le sport pour faire valoir des intérêts politiques et géopolitiques. Dans le cas précis du tournoi de Roland-Garros, deux exemples sont apparus, et il est à prévoir que d’autres surviendront.

En ce qui concerne l’aspect géopolitique lié à la guerre en Ukraine, il est essentiel de comprendre que, pour l’instant, le sport est pris dans son propre « piège ». En d’autres termes, les dirigeants des grandes instances sportives internationales, depuis la création du sport moderne à la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours, ont décidé que le sport devait être dissocié de la politique. Or, ce sont eux-mêmes qui politisent régulièrement le sport. Et de manière générale, le sport est un instrument politique et géopolitique utilisé par de nombreux acteurs différents, qu’ils soient étatiques ou d’autres types d’acteurs tels que les supporters, les téléspectateurs ou la société civile.

Le sport est aujourd’hui un fait social total, qui concerne toutes les sociétés, et il est par conséquent, comme tous les faits sociaux totaux, politisé. En fin de compte, cette problématique de savoir si le sport doit être politisé ou non se répétera encore et encore, voire s’intensifiera, à mesure que le sport sera de plus en plus médiatisé et digitalisé à travers le monde.

Que peuvent faire les instances qui régentent le tennis et le sport de manière générale ? 

C’est là toute la problématique. Pour le moment, on peut identifier trois approches possibles. La première consiste à interdire purement et simplement toute manifestation politique lors d’un événement sportif, que ce soit à Roland-Garros, lors de compétitions internationales de football, aux Jeux olympiques, et ainsi de suite. C’est généralement ce que souhaitent les instances sportives internationales. Toutefois, on constate qu’elles rencontrent des difficultés à le mettre en pratique.

La deuxième approche consiste à autoriser partiellement la politisation du sport, même si les instances internationales du sport ne l’expriment pas clairement. En d’autres termes, elles tolèrent, jusqu’à un certain point, que certains athlètes ou États utilisent les événements sportifs pour défendre leurs intérêts.

Enfin, la dernière option serait de permettre pleinement et à cent pour cent la politisation du sport. Accepter que le sport soit, par essence, politique et reconnaître que les États, les athlètes, les supporters peuvent légitimement s’en emparer. Cependant, aucune de ces trois voies potentielles n’est véritablement satisfaisante. On peut constater qu’elles ont toutes leurs avantages et leurs inconvénients. C’est d’ailleurs pour cette raison que la gestion du sport international ressemble souvent à de la diplomatie. Il s’agit de réussir à faire des concessions pour trouver la moins pire des solutions pour le plus grand nombre. Les instances sportives, à travers le Comité international olympique, la Fédération internationale de tennis et de manière générale toutes les instances internationales du sport, cherchent à progresser dans cette direction.

Concernant le cas de Novak Djokovic, les instances sportives cherchent à ne pas réagir de manière excessive, c’est-à-dire à ne pas aggraver une situation déjà tendue. Elles ont tenté de tempérer la situation, d’attendre pour savoir ce que Novak Djokovic a réellement voulu exprimer, si la traduction était correcte, et quelles sanctions il est possible de mettre en place. Il est donc clair qu’il y a des difficultés à prendre une décision claire et définitive. Il est fort probable que si Djokovic avait été un joueur de tennis obscur et mal classé, il aurait été purement et simplement exclu, car cela aurait suscité moins d’échos dans les médias. Aujourd’hui, nous sommes face à Djokovic, à sa franchise, et il est évident que l’on cherche à préserver la réputation de Roland-Garros tout en défendant les idéaux du tennis, à savoir que ce dernier doit rester apolitique.

Le public a hué l’athlète ukrainienne qui n’a pas serré la main à l’athlète biélorusse en ouverture de la compétition, est-ce le signe d’un basculement de l’opinion publique française en faveur de la Russie ? 

C’est finalement un élément assez récent que ce débat sur la réintégration ou non des athlètes russes et biélorusses, et si oui, de quelle manière. Nous avons pu constater que le tennis constitue un cas assez particulier au sein du sport international. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, le tennis a décidé de ne pas exclure les athlètes russes et biélorusses, préférant adopter une approche au cas par cas. Ainsi, chaque compétition, chaque tournoi, décide en toute autonomie d’accepter ou non la participation des athlètes russes et biélorusses. Par exemple, nous avons constaté qu’ils n’étaient pas présents à Wimbledon, alors qu’ils le sont à Roland-Garros. Cela crée donc des situations plutôt étonnantes, avec des confrontations entre athlètes ukrainiens, russes et biélorusses. Dans le cas du match qui a opposé l’Ukrainienne Kostyuk à la Biélorusse Sabalenka nous avons vu un nouvel élément : la réaction du public à ce refus.

Il semble que le public se soit rangé du côté de la Biélorusse, mais cela peut être interprété de différentes manières. Bien sûr, il y a l’hypothèse selon laquelle il existerait aujourd’hui une certaine lassitude de la part de la population française vis-à-vis du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Dès lors, les opinions évolueraient progressivement à mesure que la guerre perdure, il serait alors possible qu’une partie de la population commence à soutenir la Russie. C’est une possibilité. Néanmoins, selon moi, il y a une autre possibilité plus plausible, à savoir que pour beaucoup de supporters, le sport est synonyme de fair-play et d’apolitisme. Le sport incarne la célèbre phrase de Pierre de Coubertin : « L’important, c’est de participer ». Ainsi, si l’on accepte de se mesurer à des athlètes, alors il faut se conformer à ces règles de fair-play.

Le problème réside dans le fait que cette athlète ukrainienne, comme tous les athlètes ukrainiens en réalité, est confrontée à une autre réalité dans laquelle son pays est en guerre. Une réalité bien plus dramatique que celle du sport, qui promeut justement les valeurs de fair-play, etc. Ces deux réalités, qui coexistent simultanément, font que les athlètes ukrainiens doivent inévitablement choisir entre ces deux réalités, et logiquement, ils optent pour celle de la guerre. Dans ce cas, pour les athlètes ukrainiens, le sport devient en réalité une arme de guerre qui, par sa fonction médiatique très importante, permet de véhiculer des idées, de faire de la diplomatie et d’exercer une pression contre la Russie ou la Biélorussie. Nous devons donc nous attendre à voir cela de manière de plus en plus fréquente dans les semaines, les mois, voire les années à venir.
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