ANALYSES

Xi Jinping est venu soutenir Poutine. Mais pas au point de lui accorder le pipeline gazier que la Russie réclame depuis des années…

Presse
24 mars 2023
Interview de Emmanuel Lincot - Atlantico
Depuis des années, la Russie réclame la signature d’un accord portant sur un gazoduc, le Power of Siberia 2, qui acheminerait 55 milliards de mètres cubes de gaz vers le nord de la Chine via la Mongolie. Mais à chaque fois, Pékin s’abstient de signer. Comment expliquer ces réticences de Xi Jinping ?

Nous pouvons l’interpréter de plusieurs manières. Des réticences fortes de Xi Jinping à jouer la carte d’une relation exclusive avec la Russie au risque de s’exposer à des mesures de rétorsion américaines d’une part, le fait que Pékin ait largement su diversifier ses sources d’approvisionnement de l’autre – y compris en sollicitant des États pourtant antagonistes tels que l’Iran et l’Arabie Saoudite – ou en allant chasser sur le pré-carré russe de l’Asie centrale, que ce soit au Kazakhstan et surtout, au Turkménistan depuis 2009,  et avec lequel le développement de nouveaux échanges est en cours. Autre explication, peut-être : des réticences indiennes; New Dehli souhaitant importer davantage de brut russe que la capitale indienne achète depuis juin dernier via le International North South Transport Corridor. Ce corridor économique qui relie l’Inde à la Russie par l’intermédiaire de l’Iran est pour chacun de ces pays une alternative au projet chinois des Nouvelles Routes de la soie. Moscou a également tout intérêt dans ces moments d’incertitudes à diversifier ses partenariats et l’Inde tout particulièrement intervient comme une solution de rechange à ce qui peut déjà être perçu dans la région et concernant la Chine comme une puissance hégémonique. Ainsi, Russes et Indiens collaborent dans le domaine de l’extraction pétrolière dans la région des Sakhalines (nord du Japon). Il n’a pas échappé aux dirigeants chinois que Moscou avait dans ce domaine privilégié New Dehli.

Lors de sa visite d’État à Moscou, Xi Jinping a largement apporté son soutien à Vladimir Poutine, qu’il considère comme un « ami ». Mais existe-t-il des divergences entre les deux hommes ? Dans quelle mesure en est-il de même pour Pékin et Moscou ?

Les deux hommes sont de la même génération, deux enfants de la Révolution l’une soviétique, l’autre maoïste. Disons que leur camaraderie affichée est le produit d’une culture communiste partagée. Leur amitié est peut-être sincère mais elle est de toute façon marginale et nous importe peu. Tous deux se sont construit selon un schéma revanchard et dans la frustration d’une puissance naguère mise à mal par l’Occident. Guerres de l’Opium pour le dirigeant chinois, prestige de l’URSS avant son effondrement pour son homologue russe; chacun étant l’incarnation d’une révolution conservatrice. Révolution futuriste associée au souhait d’un retour à des valeurs fondamentalistes (orthodoxie chrétienne pour l’un, néo-confucianisme pour l’autre) sont les deux pôles d’une tension que cultivent ces hommes de pouvoir. Les deux pays ont par ailleurs connu les mêmes récidives en matière de développement – catastrophique et pour les hommes et pour l’environnement – de haine contre la démocratie occidentale, contre les droits de l’homme, et d’expériences totalitaires qui se poursuivent à ce jour avec leur cortège d’horreurs, de massacres de masse, de mépris systématique pour la dignité humaine et les libertés individuelles. Les affinités sont grandes mais les différences ne le sont pas moins dans leur appréciation de l’espace, dans leur rapport respectif à l’Occident sachant que la Russie est culturellement et géographiquement à l’avant-poste de cet Occident à la fois détesté et convoité. En cela, la situation des Russes est beaucoup plus inconfortable que celle des Chinois même si les gouvernements de ces deux peuples adoptent une rhétorique toute schmittienne (l’Autre, Occidental, en tant qu’ennemi); laquelle se traduit par des postures absolument révisionnistes (« les Ukrainiens sont des nazis »; « Taïwan et le Tibet ont ‘toujours’ été chinois »…). Ces sociétés vont perdre beaucoup d’énergie et de temps. Et nous avec. Sauf si nous réussissons avec intelligence à faire fructifier leur culture. C’est un combat que nous devrons mener en tant qu’universitaires, intellectuels, artistes comme l’ont mené ces grandes figures allemandes de l’exil contre l’Allemagne nazie pendant la guerre, et que furent Thomas Mann, Marlène Dietrich, Fritz Lang ou Bertolt Brecht.

Alors que Pékin a annoncé en septembre le début de la construction d’un gazoduc de 30 milliards de m3 vers le Turkménistan, la promesse d’un accord pour le Power of Siberia 2 est-elle un moyen de pression pour la Chine ?

Je pense que la priorité de la Chine est à l’Asie centrale. La conjoncture est évidemment favorable à un rapprochement tous azimuts entre les pays de la zone et la Chine. Lorsque vous regardez la carte, le Turkménistan est au cœur même de cette région qui mène respectivement vers la Turquie et l’Iran. Comparativement, la Sibérie est un cul-de-sac. Les Chinois y investiront seulement, et seulement si la Russie est au bord de l’effondrement. Même si nous y tenons, ce n’est pas encore d’actualité.

 

Propos recueillis par Atlantico.
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