ANALYSES

« Dans les relations internationales, l’uranium a plus valeur de symbole que de puissance »

Presse
16 mars 2023
Vous estimez que le nucléaire s’appuie sur un « mythe a-spatial ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Le nucléaire représente une rupture matérielle par rapport aux autres sources d’énergie, considérant sa densité énergétique. Un kilogramme d’uranium préparé pour un réacteur commercial libère en moyenne 390 000 mégajoules d’énergie, contre 55 pour le gaz naturel, 50 pour le pétrole et moins de 25 pour la houille. Cette propriété a, dès les années 1950, été perçue comme un moyen de se libérer des contraintes géographiques propres aux hydrocarbures ou à l’hydroélectricité. Les quantités dérisoires de combustibles nécessaires et la facilité à le transporter permettaient, pensait-on, de placer des réacteurs n’importe où, sans impératifs de proximité avec une mine ou des infrastructures de transports. Le nucléaire devient un outil servant à aménager les derniers espaces qui échappaient à la présence humaine.

La popculture se remplit d’imageries d’une conquête de l’espace terrestre et extraterrestre rendue possible par le nucléaire. Dans la réalité, des projets se développent, mais se limitent à l’installation de réacteurs en Antarctique et Arctique pour alimenter des bases militaro-scientifiques. Sans surprise, on retrouve cet imaginaire dans le développement actuel des Petits Réacteurs Nucléaires modulaires (SMR), dont les producteurs mettent en scène la capacité à se déployer dans des milieux isolés.

L’essentiel de la production mondiale d’uranium est concentré sur quelques pays. Comment est en train d’évoluer cette production (ouvertures de nouvelles mines, projets de mines, arrêt d’exploitation…), et quels pays y jouent un rôle clé ?

Effectivement, bien que l’uranium soit une matière spatialement déconcentrée – l’OCDE compte dans son Red Book (la bible de l’uranium) des gisements dans 53 pays -, la production se concentre dans 15 États et avant tout le Kazakhstan (45% de la production), l’Australie, la Namibie et le Canada avec environ 10% chacun, l’Ouzbékistan (7 %), la Russie (5 %), le Niger (4 %) et la Chine (4 %).

Cette dynamique relève de la structure du marché de l’uranium. Les prix se forment sur deux marchés (long terme et spot) dont le principal facteur de fluctuation est l’anticipation des changements de politiques électronucléaires mondiales. La place grandissante d’acteurs spéculatifs sur le spot accentue la sensibilité du prix aux évènements géopolitiques : les cours se sont ainsi envolés consécutivement aux manifestations antigouvernementales à Astana. De plus, il n’existe pas d’OPEP de l’uranium qui rassemblerait les producteurs afin d’orienter les cours.

A la suite de l’accident de Fukushima, les prix ont chuté et stagné à des niveaux amenant l’industrie à privilégier certains territoires pour leur coût de production, à l’image du Kazakhstan, à en délaisser d’autres, comme les États-Unis où la production a été divisée par 200 depuis dix ans, et à stopper les explorations en Afrique australe et en Amérique du Sud.

L’année 2022 pourrait constituer un nouveau tournant. L’augmentation conjoncturelle des prix suite à la crise sanitaire se poursuit alors que le marché réagit aux annonces de relance du nucléaire. Parallèlement, l’invasion russe de l’Ukraine a relancé les débats sur la nature géopolitique des importations d’uranium, menant par exemple Washington à développer un plan d’indépendance en faveur de son industrie uranifère, ou certains pays européens comme la Slovaquie à rouvrir leur mine. Si ces évolutions pourraient relancer la production de sites mis sous cocon faute de rentabilité, la hiérarchie mondiale ne devrait pas être bousculée à moyen terme.

Comment les pays consommateurs d’uranium, civil et militaire, diversifient-ils et sécurisent-ils leurs approvisionnements ?

Comme pour les hydrocarbures, la géographie de la production d’uranium ne recoupe pas celle de sa consommation. Sur les 34 pays exploitant un parc de centrales nucléaires en 2022, 8 produisaient de l’uranium. Seul le Canada extrait plus qu’il ne consomme. Les autres accusent des déficits importants : 50 % pour la Russie, 75 % pour la Chine et 99 % pour les États-Unis. Les principaux consommateurs mondiaux ont alors adopté des positions différentes.

Pékin a institué la stratégie dite des « Trois Tiers » dès les années 1990 visant à assurer l’approvisionnement par trois voies : la production domestique, le contrôle de mines à l’étranger et le recours aux marchés. Mais ces trois piliers sont déjà en déséquilibre. La difficulté à exploiter les ressources nationales oblige la Chine à formuler des stratégies agressives à l’étranger. C’est particulièrement le cas en Afrique où, après avoir casser le monopole français au Niger en rachetant le gisement d’Azelik en 2007, le Pékin prend les commandes de l’ensemble du secteur uranifère namibien, 3e producteur au monde en acquérant les mines de Rössing et d’Husab.

Côté russe, les préoccupations sont similaires. Les ressources internes ne répondent ni aux besoins de son parc de centrales ni aux contrats d’exportation de combustibles nucléaires signés à ce jour. Ces derniers représentent déjà le triple de ce que la Russie consomme pour ses propres réacteurs. La conquête du marché mondial du nucléaire dans laquelle le Kremlin a lancé son industrie dépend de sa capacité à capter du minerai à l’étranger. Cette stratégie se focalise en Asie centrale, et surtout au Kazakhstan, où Moscou profite plus de la proximité technique avec l’industrie et de l’interconnaissance entre ses cadres que d’une véritable proximité diplomatique. Le rachat d’entreprises a cependant permis à Moscou d’obtenir des parts dans des gisements en dehors d’Asie centrale, surtout en Afrique. Le Kremlin y poursuit trois objectifs : remporter des contrats de vente de centrales nucléaires en adjoignant la recherche d’uranium comme bonus, exploiter d’autres minerais stratégiques présents dans les gisements et assurer une présence face à l’activisme chinois.

Le cas européen est particulièrement frappant. Alors que la guerre en Ukraine a relancé les débats sur l’organisation de l’approvisionnement du continent, on tend à oublier qu’un tel mécanisme existe déjà pour le nucléaire avec l’Agence d’approvisionnement (ESA) d’Euratom. Ses pouvoirs sont théoriquement radicaux : elle seule dispose du droit exclusif de conclure des contrats pour la fourniture en uranium des exploitants de centrales de l’UE. Vendeurs et acheteurs d’uranium peuvent négocier seuls, puis en réfèrent à l’agence qui contresigne ou non les contrats. Mais les tensions entre pays membres mènent à une interprétation très libérale de ces prérogatives, limitant ses capacités d’action concrète. Ainsi, ce sont les exploitants des centrales qui formulent les politiques d’approvisionnement, répercutant les stratégies nationales là où les réacteurs appartiennent à l’État. D’où le grand écart entre la stratégie française de diversification à tous azimuts d’un côté, et la dépendance forte à la Russie choisie par la Hongrie suite à l’arrivée au pouvoir de Viktor Orbán.

Quels enjeux géopolitiques se dessinent derrière l’extraction, le commerce et le contrôle de cette ressource ?

Il n’est pas possible pour un pays exportateur d’uranium naturel d’utiliser la menace d’une rupture d’approvisionnement comme mesure coercitive, considérant la facilité de rediriger les sources. Mais ce commerce est utilisé pour renforcer les liens diplomatiques. L’Australie en est coutumière. Après avoir exclu toute vente à la Chine, l’Inde et la Russie pendant trente ans, Canberra est revenu sur cette politique à mesure que l’équilibre des forces s’est reconfiguré dans l’Indo-Pacifique.

Dans les relations internationales, l’uranium a ainsi plus valeur de symbole que de puissance. La présence d’uranium a également pu servir l’élaboration de projets nationaux, comme au Groenland où l’uranium est mêlé par certains aux discours sur la souveraineté, présentée comme une solution pour se défaire des subsides budgétaires de Copenhague et d’imposer son autorité face à un gouvernement danois rétif à son exploitation. Enfin, l’uranium supporte aussi des stratégies de Soft Power. La décision australienne de limiter ses exportations à quelques pays était théorisée par Canberra comme un moyen de forger l’image d’une puissance responsable luttant contre la prolifération nucléaire.

 

Propos recueillis par Le monde de l’énergie.
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