ANALYSES

Quelles sont les causes des crises multidimensionnelles qui touchent le Mali et le Burkina Faso ?

Interview
2 mars 2023
Le point de vue de Jean-Marc Gravellini


Alors que les autorités maliennes ont récemment décidé d’exclure les ONG financées par la France, la situation économique du pays continue de se dégrader de même que celle de son voisin, le Burkina Faso. Depuis plusieurs mois, les attaques sur des forces de sécurité à la frontière entre Ouagadougou et Bamako se sont multipliées. Quels sont les facteurs internes et extérieurs à l’origine de la dégradation de la situation politique et économique des deux pays ? Au vu des récents coups d’État à Ouagadougou et Bamako et des politiques menées par les juntes au pouvoir, peut-on redouter une nouvelle dégradation de la situation sécuritaire ? Le point avec Jean-Marc Gravellini, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des enjeux de sécurité et de développement au Sahel.

Les facteurs internes à l’origine de la dégradation de la situation politique et économique sont-ils les mêmes pour le Mali et le Burkina Faso ?

Il y a effectivement de grands points communs entre les crises qui touchent ces deux pays et dans leurs causes. La première, largement partagée et qui est certainement le point de départ, est l’échec du développement économique et social. Les différentes politiques de développement, si elles ont connu des succès incontestables dans d’autres régions du monde et du continent, ont très peu fonctionné au Sahel. Cet échec est celui des politiques nationales et de la gestion de ces pays sur plusieurs décennies, avec des réformes de fond qui n’ont jamais été mises en place de manière rigoureuse et un manque criant d’adaptation au contexte qui a fortement évolué. Ces pays sont aujourd’hui parmi les plus pauvres du monde avec une grande précarité qui touche à la fois les zones rurales et les zones urbaines du fait de politiques publiques qui n’ont pas fonctionné. À cela s’ajoutent des questions démographiques avec une population extrêmement jeune qui arrive sur le marché du travail sans perspectives d’emploi. Les conditions de vie demeurent très précaires dans le secteur agricole et l’industrialisation est inexistante. En somme, la situation de grande précarité, de grande pauvreté, d’incertitude économique, sociale et politique est un échec partagé à la fois des gouvernements, de l’ensemble des acteurs politiques dans ces pays et aussi des partenaires techniques et financiers extérieurs.

Ensuite, l’absence de contrôle de l’État avec une situation endémique de pauvreté liée à la défaillance des politiques de développement a créé un terreau favorable au développement de trafics de drogue, de cigarettes, d’armes, de véhicules, voire d’êtres humains au travers de l’économie souterraine liée aux mouvements migratoires. Il s’agit d’un élément extrêmement déstabilisant puisque, d’un côté l’État, du fait de ses différents échecs politiques, est peu présent – les infrastructures n’existent pas tout comme les perspectives d’emploi – alors que d’un autre côté, cette accumulation de trafics permet du haut en bas de faire vivre toute la pyramide sociale de ces régions. Cela crée une sorte de confort pour ceux qui en tirent profit et, si des habitudes sont prises, il est extrêmement difficile de revenir en arrière. Ce constat est d’autant plus probant au Nord-Mali, mais également dans une partie du Burkina Faso, puisque l’État central ne contrôle plus que 60 % du territoire.

Aux tensions sociales internes, s’ajoutent des tensions ethniques et religieuses. Des dissensions existent depuis des décennies entre les populations d’éleveurs nomades et transhumants et les agriculteurs sédentaires. On peut aussi retrouver au Burkina Faso des tensions entre chrétiens et musulmans. Mais les tensions les plus fortes demeurent internes à la religion musulmane, entre différents courants qui s’opposent fortement. Au Burkina Faso, il y a un mouvement sunnite soufi donc modéré et une implantation plus récente de mouvements plus rigoristes, notamment wahhabites et salafistes, avec des écoles coraniques et des mosquées. Dans ces deux mouvements, on observe une réelle volonté de prise de contrôle à la fois sur les plans religieux et politique. Ces rivalités s’expriment également à travers des mouvements djihadistes aux approches différentes comme Daesh et Al-Qaïda au Sahel. Ce sont donc des courants de pensée très différents sur la manière de pratiquer la religion et sur leurs relations avec l’État.

Qu’en est-il des facteurs extérieurs ?

À nouveau, il s’agit de phénomènes communs et de facteurs régionaux, mais qui n’ont pas touché le Mali et le Burkina Faso au même moment. Aujourd’hui, on a coutume de dire que le point de départ de la déstabilisation du Mali est le renversement de Mouammar Kadhafi en Libye en 2011 et la crise politico-militaire qui a suivi. Cela est vrai et documenté, mais il ne faut pas oublier qu’à la fin de la décennie de guerre qui a traversé l’Algérie, lorsque le gouvernement algérien a combattu des groupes terroristes islamiques – dont le GIA -, ces derniers ont trouvé refuge au Nord-Mali et y ont prospéré en créant des alliances avec les populations locales. À la fin des années 2000, dans les zones où ces anciens combattants étaient installés, une multitude de trafics se sont développés. Le Nord-Mali est alors devenu une zone de non-droit avec une prolifération des trafics et le président malien, Amadou Toumani Touré, était à cette époque fréquemment appelé à rétablir l’État de droit dans la partie septentrionale de son pays. Finalement, une sorte de cohabitation s’est établie entre les représentants de l’État malien et les différents groupes armés et trafiquants. Face au refus – ou l’incapacité – du pouvoir central de remettre de l’ordre, cette situation a débouché sur une série d’alliances de circonstance entre des mouvements autonomistes ou indépendantistes, notamment touaregs. Cela s’est traduit par une mainmise de ces groupes terroristes avec leurs alliés sur le Nord-Mali puis par une tentative, en 2013, de descendre vers Bamako, qui a entraîné l’opération française Serval.

Un autre facteur extérieur lié à cette crise multidimensionnelle, qui s’exprime parfaitement aujourd’hui au Mali – dans une certaine mesure au Burkina Faso et peut-être demain dans d’autres pays – est l’affrontement entre le monde occidental et les régimes autoritaires non démocratiques, Russie en tête. Les échecs en termes de politiques économiques et sociales, les tensions politiques et religieuses et la déstabilisation de régions entières liées à la multiplication des trafics sont un terreau favorable pour amener une certaine forme de rejet par l’opinion publique d’un Occident jugé, de manière caricaturale, responsable de tous ces maux. À cela s’ajoute l’arrivée de forces extérieures, notamment russes, qui vont surfer sur cette crise multidimensionnelle pour essayer à la fois de déstabiliser la présence occidentale, en particulier de la France, et faire de ces régions des proxys dans le cadre de l’affrontement entre les démocraties occidentales et les régimes autoritaires. Pour la Russie, cette situation au Mali et au Burkina Faso est l’occasion d’ouvrir un nouveau front dans cet affrontement presque idéologique sur le rapport au mode de régime politique. Aujourd’hui, le Mali a clairement choisi son camp au vu de son dernier vote aux Nations unies. On ne sait pas encore comment les choses évolueront au Burkina Faso. Récemment, on a vu les Russes s’intéresser à la situation au Tchad, qui est un pilier régional sur le plan militaire.

Ce sont ces différentes couches successives, à la fois sur le plan intérieur et extérieur, qui conduisent à une situation de grande instabilité dans cette partie de l’Afrique, notamment au Mali et au Burkina Faso.

Au vu des récents coups d’État à Ouagadougou et Bamako et des politiques menées par les juntes au pouvoir, peut-on redouter une nouvelle dégradation de la situation sécuritaire ?

Il est impossible d’imaginer raisonnablement que toutes les tensions que nous venons d’énumérer seront réglées par la force et une approche autoritaire du sujet. Les prises de pouvoir par la force, en dehors des règles constitutionnelles, qui ont eu lieu de manière successive dans ces deux pays avec plusieurs coups d’État, les alliances effectives ou potentielles avec des forces russes qui contestent le bien-fondé de la démocratie et donc prônent plutôt des régimes autoritaires, ne favoriseront pas à terme la stabilité. Les politiques économiques ne changeront pas à moyen terme, les tensions qui existent sur les plans religieux, ethnique et économique vont perdurer. On s’achemine donc vers une aggravation de la situation.

Cela peut amener une prise de conscience chez les dirigeants et peut-être les opinions publiques des pays voisins. Ainsi, le Niger, la Mauritanie, ou encore le Tchad pour ce qui est de l’ancien G5 Sahel, ainsi que les pays côtiers comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Togo et le Bénin chercheront très certainement à se protéger davantage, avec le soutien des Occidentaux, de tous les risques de contagion. Pour le Mali et le Burkina Faso, on peut malheureusement craindre une accélération de la détérioration multidimensionnelle dans ces pays et envisager qu’une sorte de cordon sanitaire s’installera autour d’eux pour éviter la prolifération des métastases.
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