ANALYSES

Dépendance en matières premières critiques : l’Europe possède-t-elle une stratégie ?

Interview
20 février 2023
Le point de vue de Guillaume Pitron
 

Dépendante de son approvisionnement en matières premières critiques, l’Union européenne a annoncé la présentation d’un Critical Raw Material Act en mars. Alors que ces métaux jouent un rôle majeur dans la transition énergétique des pays européens, quelle est la stratégie de l’Union européenne en matière d’approvisionnement en matières premières critiques ? En quoi cette stratégie diffère-t-elle de celle de la Chine et des États-Unis ? Quels sont les risques liés à la dépendance des États européens ? Que pourrait changer le Critical Raw Material Act ? Le point avec Guillaume Pitron, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des matières premières critiques.

Quelle est la stratégie de l’Union européenne concernant son approvisionnement en matières premières critiques ? En quoi cette stratégie diffère-t-elle de celle de la Chine et des États-Unis ?

Employer le mot « stratégie » fait déjà débat en soi. Certes, Ursula Von der Leyen a, en septembre 2022, déclaré lors d’une allocution au Parlement européen que « le lithium et les terres rares seront bientôt plus importants encore que le pétrole et le gaz ». Thierry Breton, commissaire européen responsable du marché intérieur, prend régulièrement la parole sur le sujet et un Critical Raw Material Act est annoncé pour le mois de mars. Mais de la parole à la mise en œuvre d’une stratégie, il y a un pas…

Depuis 2011, l’action européenne consiste avant tout à publier, tous les trois ans, une liste des matières premières considérées comme « critiques », car sujettes à des risques de pénurie d’approvisionnement compte tenu de la concentration de la production entre les mains de certains pays producteurs, tels que la Chine. L’Unité matières premières, rattachée à la Direction générale « Marché intérieur, industrie, entrepreneuriat et PME » (GROW) publie de nombreuses études, de même que le Centre commun de recherche, le laboratoire de recherche de l’Union européenne. L’Unité matières premières  coordonne également un embryon de diplomatie minérale en entretenant un dialogue avec des pays sud-américains, le Japon ou encore le Groenland. Créée en 2020, l’alliance européenne pour les matières premières fédère, quant à elle, les industriels du secteur et identifie des projets d’extraction et de recyclage de terres rares en Europe.

Au demeurant, ceci n’est en rien comparable aux politiques conduites par le Japon et les États-Unis. Le sous-sol japonais est extrêmement pauvre en minerais et Tokyo a compris, il y a une douzaine d’années déjà, la nécessité de dépendre le moins possible des approvisionnements chinois. Les Japonais investissent depuis longtemps dans le recyclage des aimants. La JOGMEC (Japan Oil, Gas and Metals National Corporation), une institution administrative indépendante, est chargée de la constitution des stocks stratégiques de 34 « métaux rares », selon la terminologie officielle (tungstène, cobalt, terres rares, vanadium…). Et c’est également la JOGMEC qui accorde, depuis 2011 des prêts à Lynas, une entreprise australienne de terres rares, qui en retour, s’engage à fournir une partie de sa production au Japon.

Du côté des États-Unis, le président Trump, du fait de son slogan « America First » a politisé la question des terres rares. Son successeur, Joe Biden, n’agit pas différemment sur le dossier des minerais critiques. Outre la mise en jour, en 2022, de la liste américaine des « critical minerals » (50 à ce jour), une annonce spectaculaire a été, l’année dernière, le recours au Defense Production Act, plus utilisé depuis la guerre froide, afin d’accélérer la production de métaux critiques sur le sol américain pour les besoins des industriels de l’automobile et de l’armement notamment. Les Américains ont enfin créé, en 2022, le Minerals Security Partnership, un forum qui unit pays producteurs de minerais et une dizaine de pays consommateurs (dont la France) et dont l’objectif est de travailler à des normes communes de production de minerais.

Les Américains se réveillent tard sur le dossier des terres rares. Et si leur réaction n’est pas encore à la hauteur des besoins et des enjeux, elle est plus affirmée que celle des Européens, qui vivent encore sur Vénus… Il faut dire que les Américains ont parfaitement compris l’enjeu de sécurité nationale que représente la pérennité de tels approvisionnements, puisque les terres rares et l’antimoine (pour ne citer que ces deux ressources) sont notamment indispensables à l’industrialisation des chars, des F-35 et des missiles de haute précision.

Les pays de l’Union européenne sont-ils dépendants d’autres puissances en matières premières critiques ? Quels sont les risques liés à cette dépendance ?

L’Europe est dépendante, pour la très grande majorité de ses besoins, de pays non-européens. Cela va du Chili pour le lithium et le cuivre à la République démocratique du Congo pour le cobalt, en passant par l’Afrique du Sud pour les métaux du groupe du platine, la Russie, pour le palladium et bien évidemment la Chine pour des matériaux aussi stratégiques que l’antimoine, les terres rares, le tungstène, le graphite et le silicium métal. Les risques liés à cette dépendance sont identifiés depuis longtemps : en dépendant des quotas d’exportation chinois, les Européens risquent alors de ne pas pouvoir se procurer ces ressources, ou bien de les acheter à des coûts plus élevés que leurs concurrents établis en Chine.

Il faut dire que la Chine suit, depuis le tournant du millénaire, une stratégie de descente de la chaîne de valeur. Pékin ne veut plus vendre de métaux, mais des produits finis (panneaux solaires, véhicules électriques) avec les matériaux extraits sur son sol. De la sorte, la Chine peut afficher son leadership, non plus seulement sur la production de ressources stratégiques, mais sur la fabrication des Greentech. Les « emplois verts », quant à eux, sont moins créés en Europe qu’en Asie.

Le succès de cette stratégie inspire d’autres pays, tels que l’Indonésie, important producteur de nickel, un métal nécessaire à la fabrication des batteries des voitures électriques. L’Indonésie a décrété en 2020 un embargo sur les exportations de nickel non raffiné. L’objectif affiché est, là aussi, de produire sur le sol indonésien les cathodes, les anodes et les cellules de batteries. À ce titre, le président indonésien Joko Widodo espère bien convaincre Elon Musk d’investir dans la construction d’une gigafactory (une usine de fabrication de batteries) sur l’archipel.

Aiguillés par une opinion avide d’enrichissement et par un nationalisme des ressources, les pays du Sud riches de leurs minerais comprennent qu’ils seront les gagnants de la transition écologique, non pas seulement à la condition de produire les minerais des Greentech, mais en manufacturant les technologies. Selon la formule fameuse de l’hebdomadaire The Economist, après l’ère des pétro-états vient celle des « électro-états ». Et pour l’Europe, le risque d’un déclassement industriel surgit.

La Commission européenne doit présenter en mars un Critical Raw Material Act. Que pourrait changer cette loi ?

Le Critical Raw Material Act a été annoncé le septembre 2022 par Ursula Von der Leyen et son contenu précis sera dévoilé en mars. Le Commissaire Thierry Breton a néanmoins publiquement esquissé les contours de cette législation : identification des ressources les plus stratégiques, soutien aux investissements privés, depuis l’extraction jusqu’au recyclage des métaux en passant par leur transformation, constitution de stocks stratégiques, mise en place de normes d’extraction respectueuses de l’homme et de l’environnement dans les pays producteurs non-européens, de façon à ne pas pénaliser la compétitivité d’une éventuelle production européenne, qui elle-même serait encadrée par un code minier.

Le Critical Minerals Act ne devrait pas contenir des dispositions très différentes de celles proposées, à force de rapports, par la Raw Materials Unit depuis une douzaine d’années. La nouveauté réside davantage dans la politisation de la question des métaux rares, critiques et stratégiques que cette législation va induire. Longtemps, aucun haut responsable de la Commission européenne ne s’est déplacé à la Raw Materials Week, un événement annuel organisé à Bruxelles par la Commission afin de parler de ressources critiques. Durant ces tables rondes, nombreux étaient les hauts-fonctionnaires européens prenant la parole à ne pas connaître grand-chose au sujet… La politique européenne des métaux critiques patinait donc, faute d’un engagement au plus haut niveau. Le Critical Raw Material Act peut modifier la prise de conscience, jusqu’aux échelons les plus élevés de l’administration européenne, de l’importance stratégique qu’ont acquis les métaux critiques. Peut-être sera-t-il alors légitime de parler véritablement de « stratégie » ! Le contexte international favorise cette évolution, puisque le Covid-19 et la guerre en Ukraine ont fait prendre conscience aux Européens de leur dépendance au gaz russe et aux masques chinois. Les esprits sont donc davantage prêts à prendre la mesure de notre perte de souveraineté minérale.
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