ANALYSES

Séisme en Turquie et en Syrie : l’aide humanitaire face au contexte géopolitique

Interview
14 février 2023
Le point de vue de Jean-François Corty
 


Le 6 février un violent séisme de magnitude 7,8 a frappé le sud de la Turquie et le nord de la Syrie. D’après les derniers décomptes officiels, le nombre de morts s’élève à plus de 35 000. Quels sont les enjeux de l’aide d’urgence et la place des humanitaires dans les premières heures d’une telle catastrophe ? Quelles sont les difficultés propres aux deux contextes du sud-est de la Turquie et du nord de la Syrie ? Au-delà de la prise en charge des urgences vitales, quels peuvent être les besoins et le rôle des humanitaires à moyen et long termes ? Le point avec Jean-François Corty, médecin et chercheur associé à l’IRIS, spécialisé sur les questions d’actions humanitaires et d’inégalités sanitaires.

Quels sont les enjeux de l’aide d’urgence et la place des humanitaires dans les premières heures d’une telle catastrophe ?

Le tremblement de terre ayant eu lieu sur une étendue très vaste touchant la Turquie et la Syrie, le nombre de morts et de blessés est exponentiel. En Turquie, les autorités ont très vite lancé un appel à l’aide internationale et ont commencé à agir rapidement avec les acteurs locaux qui sont les premiers à prendre en charge les blessés qui sortent des décombres au fur et à mesure. Pour l’aide internationale, il s’agit dans un premier temps de faire l’évaluation des besoins et de répondre aux urgences vitales. Il y a un enjeu majeur de coordination des opérations pour que celles-ci ne soient pas un problème supplémentaire. Dans le cas de la Turquie, qui est un État fort et puissant, cette coordination se fait avec une diversité d’acteurs intervenant dans cette crise d’urgence : les acteurs locaux, la société civile turque, l’armée et le Croissant-Rouge turc entre autres.

Il y a également l’aide internationale au travers de différentes formes : le modèle interétatique, avec des équipes de sécurité civile qui sont arrivées dans les premières 24h pour répondre aux urgences vitales et les organisations non-gouvernementales humanitaires qui, pour la plupart, étaient déjà présentes sur place, puisque le sud-est de la Turquie, autour de Gaziantep notamment, est une base arrière pour les opérations humanitaires en cours dans le nord de la Syrie. D’ailleurs, les équipes de Médecins du monde en Turquie ont vu des personnes de leur propre staff périr dans le tremblement de terre, ce qui affecte particulièrement l’association.

Il y aura probablement des ponts aériens opérés par les Turcs pour transférer les patients dans différentes structures hospitalières du pays qui n’ont pas été affectées et pour soulager les hôpitaux et centres de santé du Sud qui sont soit détruits, soit saturés. Il y aura bien évidemment une aide médicale, afin d’assurer la continuité des soins pour toutes les pathologies chroniques classiques. Une prise en charge psychologique va également démarrer pour un nombre important de personnes qui ont été blessées ou qui ont perdu des proches. Enfin, le volet logistique est primordial avec une distribution nécessaire de nourriture, de couvertures et surtout des moyens de mise à l’abri. Des milliers de bâtiments ont été détruits, il y a donc un enjeu autour de l’hébergement à travers des tentes et autres dispositifs qui permettront de loger toutes les personnes qui ont perdu leur lieu de vie.

Concernant la Syrie, il est plus difficile d’avoir une estimation fiable des besoins dans un contexte territorial fragmenté par la guerre. Ce sont aussi les acteurs locaux qui vont amener l’aide d’urgence, mais avec des moyens beaucoup plus limités et variables selon les régions.

Quelles sont les difficultés propres aux deux contextes du sud-est de la Turquie et du nord de la Syrie ?

Les humanitaires font face ici à deux contextes différents avec des approches opérationnelles qui ne pourront pas être du même niveau compte tenu du contexte géopolitique. La géopolitique de l’aide d’urgence est ici assez particulière. D’un côté, les autorités turques ont fait appel à l’aide internationale d’emblée, ce qui n’a pas toujours été le cas. Il y a eu une réponse massive interétatique de plusieurs dizaines de pays, dont l’Europe et les États-Unis. D’une certaine manière, il y avait une sorte d’obligation pour Erdogan d’apporter une réponse maximaliste compte tenu de l’étendue des dégâts dans un contexte d’élections internes proches et dans la mesure où la communauté internationale aide un pays partenaire qui tient un rôle particulier de médiation dans le conflit ukrainien qui focalise l’attention du monde et notamment des Occidentaux.

Du côté syrien, le contexte est plus compliqué. Douze années de guerre ont eu un fort impact sur la population civile, avec des millions de déplacés internes et de réfugiés dans les pays limitrophes, en Jordanie, au Liban et en Turquie, ainsi qu’une fragmentation du territoire avec une mosaïque de zones tenues en partie par le gouvernement de Damas et par des forces rebelles de différentes obédiences, kurdes, pro-turcs et islamistes radicaux. Le système de santé est affaibli avec des infrastructures qui ont déjà souffert des bombardements dans un contexte où les acteurs de santé étaient et demeurent des cibles dans cette guerre totale menée par les autorités de Damas, en rupture avec le droit international. S’ajoute à ce contexte de santé délabré, l’émergence depuis quelques mois du choléra qui montre la difficulté d’accès à l’hygiène, à l’eau et une paupérisation majeure des populations. Dans ces conditions, l’aide internationale peut essentiellement être portée par les acteurs locaux et les ONG qui ont l’habitude de travailler dans ce contexte de sécurité très volatile.

Dans le contexte syrien, l’enjeu majeur reste l’accès aux populations civiles qui sont déjà affectées par des années de guerre. Si vous n’avez pas une inscription dans le temps avec des réseaux construits dans la durée, il est presque impossible de pouvoir intervenir dans l’urgence pour des raisons de sécurité. Les organisations comme Médecins du monde et d’autres travaillent avec des partenaires locaux de longue date dans différentes zones. La difficulté sera de pouvoir faire acheminer du matériel, voire du personnel médical, pour répondre à la spécificité des pathologies du tremblement de terre. Aujourd’hui, il n’y a qu’une seule voie d’accès pour le matériel qui est Bab al Hawa Bab, le corridor qui relie le nord de la Syrie à la Turquie. Deux autres voies sont probablement en train d’être ouvertes, mais on ne sait pas encore réellement s’il sera possible de faire rentrer du personnel et évacuer des blessés de la Syrie vers la Turquie.

L’aide internationale est d’autant plus compliquée dans la mesure où le régime de syrien est sous sanctions et en défiance vis-à-vis de la communauté internationale. Aujourd’hui, l’aide est délivrée dans les territoires tenus par Damas avec l’appui de la Russie qui a déjà déployé des moyens de sécurité civile sur le terrain et certains pays arabes qui ont envoyé du matériel et des fonds. De plus, la communauté internationale et l’Europe ne veulent pas forcément aider de façon directe les autorités de Damas qui ont finalement lancé un appel international quelques jours après la catastrophe. Ces acteurs internationaux, dont l’Europe, vont probablement passer par des organisations humanitaires pour financer ces interventions dans les zones dites rebelles. On voit là l’aspect soft power de l’humanitaire utilisé par les Occidentaux pour contourner le régime de Damas.

Au-delà de la prise en charge des urgences vitales, quels peuvent être les besoins et le rôle des humanitaires à moyen et long terme ?

Il y a clairement, et cela est légitime, une focalisation sur les urgences vitales de la part de l’aide locale et internationale interétatique ainsi que des associations humanitaires. On sait cependant que, probablement d’ici une quinzaine de jours, l’actualité tournera son regard vers d’autres sujets. Pourtant, dans ce genre de contexte, l’aide doit se faire dans la durée. En Turquie, la continuité des soins devra être évaluée en fonction de la capacité des Turcs à pouvoir prendre en charge les patients et les personnes qui demandent des soins classiques. Tout ce qui relève de la santé mentale et de sa prise en charge s’inscrit dans le moyen terme, sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois. La reconstruction et l’hébergement des victimes vont également prendre du temps. Certaines organisations sont spécialisées dans les questions de reconstruction, mais cela va probablement se jouer davantage entre États sur un modèle bilatéral. Dans le contexte pré-électoral turc, la qualité de l’aide dans la durée sera une priorité pour les autorités afin aussi de limiter les critiques et controverses qui fusent déjà sur ses retards.

En ce qui concerne la Syrie, la situation va dépendre de la volatilité des questions de sécurité, de la guerre et de ses effets sur la population civile qui est déjà très éprouvée. On peut espérer que cette catastrophe va remettre un peu la focale sur le drame que vivent ces civils depuis plus d’une décennie et que la communauté internationale essaie de trouver davantage de moyens et de leviers pour non seulement porter assistance à ces populations, mais également travailler à la résolution de ce conflit.
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