ANALYSES

Une étape majeure de franchie pour la diversification des approvisionnements gaziers ukrainiens

Interview
8 décembre 2022
Le point de vue de Sami Ramdani


L’invasion de l’Ukraine par la Russie a contraint Kiev à accélérer la diversification de ses approvisionnements gaziers. En se tournant vers ses voisins européens, le pays a récemment franchi une étape supplémentaire en matière de diversification de ses importations en gaz, lui permettant ainsi de s’affranchir davantage du gaz russe. Comment l’Ukraine s’approvisionne-t-elle en gaz ? D’où peuvent provenir les flux inversés physiques à destination de l’Ukraine ? Quelles perspectives l’aménagement de ces flux offre à l’Ukraine ? Le point avec Sami Ramdani, chercheur à l’IRIS au sein du Programme Climat, énergie et sécurité.

Comment l’Ukraine s’approvisionne-t-elle en gaz ?

L’Ukraine importe environ un tiers de ses besoins en gaz. La production domestique ukrainienne de gaz est actuellement de 20 milliards de mètres cubes (MMC) par an et la consommation est de 30 MMC. Depuis 2016, l’Ukraine n’importe plus, théoriquement, de gaz directement depuis la frontière russe. Le pays dispose de deux options pour importer son gaz : les flux inversés physiques et les flux inversés virtuels.

Ce que l’on appelle « flux inversés physiques » sont des flux de gaz transitant depuis l’UE vers l’Ukraine. Le qualificatif « inversé » se réfère à la direction historique des flux régionaux de gaz traversant l’Ukraine d’est en ouest. Pour ce qui est des « flux inversés virtuels » le gaz ne circule pas depuis l’UE vers l’Ukraine. Ce gaz est effectivement acheté par des acheteurs situés en Ukraine à des vendeurs situés en UE, mais il est physiquement déduit du flux de gaz russe transitant par l’Ukraine à destination de l’UE.

Les flux inversés virtuels sont économiquement avantageux puisqu’ils épargnent aux acheteurs en Ukraine d’avoir à payer les frais de transit induits par un acheminement du gaz russe à travers l’UE jusqu’à la frontière ouest ukrainienne. Cependant, ces flux inversés virtuels dépendent de la continuité du transit. Dans le contexte de l’invasion russe, le transit ukrainien est fortement limité par Gazprom et sa continuité est menacée.

En conséquence, GTSOU, l’entreprise ukrainienne gérant le réseau de gazoducs national, cherche à sécuriser un maximum de contrats avec ses voisins européens offrant des capacités « flux inversés physiques ».

D’où peuvent provenir les flux inversés physiques à destination de l’Ukraine ?

La Pologne développe un ensemble d’infrastructures d’importation permettant de diversifier ses approvisionnements et potentiellement ceux des pays voisins. Elle agrandit son terminal GNL, prévoit la construction d’un second terminal et peut compter sur le Baltic Pipe, le gazoduc acheminant du gaz norvégien, qui a atteint sa pleine capacité fin novembre. Cependant, depuis la Pologne, GAZ-SYSTEM, l’entreprise gérant le réseau de gazoducs national ne peut envoyer au maximum qu’1,5 MMC/an vers l’Ukraine. Depuis bientôt huit ans, des discussions sont entamées pour agrandir cette interconnexion et permettre à 6 MMC de transiter de Pologne vers l’Ukraine, mais le projet peine à progresser faute d’investissements. Les partenaires polonais et ukrainiens espèrent pouvoir obtenir un financement européen dans le cadre du plan REPowerEU. En outre, la consommation locale de gaz limite les volumes potentiellement exportables depuis la Pologne.

Contrairement à l’interconnexion polono-ukrainienne, celle entre la Slovaquie et l’Ukraine permet de transporter d’importants volumes. En effet, la Slovaquie est dotée d’un réseau massif qui opère la continuité du système de transit ukrainien. L’interconnexion avec la Slovaquie permettait à l’Ukraine de s’approvisionner en gaz venant d’Allemagne, mais cette option est compromise depuis la réduction des flux via Nord Stream dans le contexte du conflit puis l’explosion de cette infrastructure. L’interconnexion Slovaquie-Ukraine permet de pallier aux carences de l’interconnexion Pologne-Ukraine depuis l’inauguration de l’interconnexion Pologne-Slovaquie à la fin août 2022. Ainsi, les volumes arrivant en Pologne peuvent atteindre l’Ukraine en passant par la Slovaquie, mais il subsiste la question de la consommation polonaise.

L’interconnexion Hongrie-Ukraine offre à l’Ukraine un accès au terminal GNL croate. Toutefois, ce terminal dispose d’une capacité limitée de 2,6 MMC/an et la date de son expansion à 6 MMC n’est pas encore planifiée. L’autre source d’approvisionnement arrivant en Hongrie est le gazoduc russe passant sous la mer Noire, le Turkish Stream.

Le lancement du Turkish Stream par Gazprom au début 2020, pour approvisionner ses clients du Sud-Est européen depuis la mer Noire via la Bulgarie, la Serbie et la Hongrie, a vidé le gazoduc Trans Balkan pipeline qui était auparavant utilisé par Gazprom pour approvisionner ses clients du Sud-Est européen depuis l’Ukraine en passant par la Moldavie, la Roumanie et la Bulgarie. Abandonné par les Russes, le Trans Balkan pipeline devient donc une infrastructure d’une capacité de 30 MMC utilisable en flux inversés physiques à destination de l’Ukraine. Ainsi, du GNL arrivant en Grèce dans le terminal de Revithoussa et dans le futur terminal d’Alexandroúpolis, du GNL arrivant en Turquie et du gaz azéri arrivant par gazoduc depuis la Turquie et la Grèce peut être acheminé jusqu’en Ukraine. Après une période de négociations, les acteurs des secteurs gaziers des pays traversés par le Trans Balkan pipeline se sont accordés pour concrétiser cette immense opportunité. Le 2 décembre 2022, pour la première fois, du gaz a atteint l’Ukraine en flux inversés physiques via le Trans Balkan pipeline. Cela marque une étape majeure pour la diversification des approvisionnements de l’Ukraine et des autres pays traversés par ce gazoduc.

Quelles perspectives l’aménagement de ces flux offre à l’Ukraine ?

En intégrant son réseau à celui de ses voisins européens, l’Ukraine sécurise ses approvisionnements, mais permet également à l’Europe centrale et orientale de développer une architecture résiliente pour son approvisionnement gazier. Les capacités ukrainiennes, notamment de stockage, permettront de faire transiter selon un axe nord-sud le GNL des terminaux de la Baltique, de l’Adriatique, grecques et turques. Avec 31 MMC de capacités de stockage, l’Ukraine détient les troisièmes capacités les importantes du monde derrière les États-Unis et la Russie. Sur ces 31 MMC, 10 MMC se situent aux frontières de l’UE favorisant les synergies potentielles. Ces capacités de stockage ukrainiennes permettraient d’accumuler du GNL bon marché en été pour l’écouler lors des périodes de forte demande hivernales atténuant ainsi les coûts pour les consommateurs européens.
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