ANALYSES

De Bali à Bangkok : une vitrine pour la stratégie indo-pacifique de la France dans la région

Interview
17 novembre 2022
Le point de vue de Marianne Péron-Doise


La longue séquence asiatique du Président Macron de Bali à Bangkok du 13 au 18 novembre 2022 met en avant les ambitions indo-pacifiques de la France dans une région qui connait des mutations stratégiques profondes dominées par l’accentuation de la rivalité sino-américaine. Comment se définissent précisément la vision et l’approche françaises dans cette région où elle est présente ? Plus globalement, pourquoi cette région, très éloignée de l’Europe, constitue une zone stratégique pour la France et a-t-elle les capacités d’y peser comme elle le souhaite ? Le point avec Marianne Péron-Doise, chercheuse associé à l’IRIS.

Pourquoi la France a-t-elle adopté une stratégie indo-pacifique et comment la définir ?

Pour la France, l’Indo-Pacifique est plus qu’un concept, c’est une réalité humaine et économique car – avec la Réunion et Mayotte dans l’océan Indien et la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française en Océanie – elle a la charge, en termes de sécurité et de développement, d’1,6 million de personnes. La France est un pays résident, désormais seul état membre de l’Union européenne dans la zone mais elle est aussi engagée en tant que puissance globale dans la sécurité régionale et ceci depuis plusieurs années. Son ancrage diplomatico-stratégique est ancien et apprécié au sein des enceintes multilatérales de coopération de la région, notamment l’ASEAN, où elle défend une approche coopérative et inclusive qui trouve un écho très favorable au sein des pays d’Asie du Sud-Est qui ne souhaitent pas être victimes de la compétition de puissance croissante entre la Chine et les États-Unis. Le réseau diplomatique français comporte 25 ambassades et compte autant d’attachés de défense. Cela en fait un partenaire stratégique de poids en raison des capacités militaires prépositionnées dans la zone qu’elle renforce régulièrement avec le déploiement programmé d’unités de la métropole dont le porte-avions Charles de Gaulle ou un bâtiment de projection et de commandement (BPC) de classe Mistral.

Par ailleurs, la France a effectué un long travail de réflexion quant à la définition de sa stratégie et elle dispose à ce jour de publications ministérielles régulièrement mises à jour. Il n’y a guère que les États-Unis qui disposent d’autant de documents de référence sur le sujet. Les armées ont été les premières à élaborer un document spécifique « Une stratégie de défense en Indopacifique » en 2019, soit une actualisation de publications datant de 2016 dédiées au théâtre asiatique. En 2021, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a édité un document de 16 pages sur les « Partenariats de la France en Indo-Pacifique »  suivi par une stratégie spécifique de 78 pages. De plus, la France a nommé dès 2020 un ambassadeur pour l’Indo-Pacifique et a organisé les six mois de sa présidence du Conseil de l’Union européenne en 2022 autour de ce concept que par ailleurs elle a convaincu Bruxelles d’adopter. L’orientation coopérative et inclusive de l’approche européenne donne par ailleurs des marges de manœuvre accrues à la France qui peut s’appuyer sur les capacités diplomatiques et financières de l’organisation – un des premiers investisseurs dans la région. Les deux approches se complètent en miroir sur des thèmes communs liés à la défense des normes internationales et de l’État de droit et à la lutte contre le changement climatique comme un engagement en faveur de la connectivité régionale pour favoriser les échanges interrégionaux et une gouvernance maritime durable.

En marge du sommet du G20 en Indonésie, Emmanuel Macron s’est entretenu notamment avec le président chinois Xi Jinping et le Premier ministre indien Narendra Modi. Que nous disent ces entretiens sur le poids de l’influence française en Indo-Pacifique ?

Le G20 donne au chef de l’État l’occasion d’afficher à haut niveau les ambitions indo-pacifiques de la France mais aussi la reconnaissance de son pouvoir d’influence en s’entretenant avec un certain nombre d’interlocuteurs et de partenaires significatifs au regard des intérêts français dans la zone. Au-delà des États-Unis et du Japon, l’Inde, la Chine et l’Indonésie (hôte de la conférence) sont, et à titre divers, au cœur de la stratégie indo-pacifique française. On notera par ailleurs que la France est le premier pays européen à être invité à l’APEC organisée à Bangkok où Emmanuel Macron se rendra également.

L’entretien avec le président indien Modi atteste de la relation diplomatico-stratégique très étroite construite avec l’Inde depuis des années mais aussi de la proximité de vue entre les deux pays qui refusent toute posture de confrontation mais tiennent un langage clair sur les tensions suscitées par l’expansion militaire chinoise dans la région. La forte coopération maritime entre les deux pays dans l’océan Indien est primordiale pour la stabilité régionale.

De la même façon, l’entretien d’Emmanuel Macron avec le président chinois illustre le souci français d’un dialogue constructif avec la Chine, c’est-à-dire sans naïveté mais aussi sans accentuer les tensions existantes par une attitude polarisante. C’est en cela qu’il faut comprendre le discours officiel français sur la puissance d’équilibre ou la « troisième voie » que souhaite incarner la France et que certains jugent ambiguë, voire creuse.

Enfin, l’entretien avec le président indonésien Joko Widodo témoigne du développement d’un partenariat avec une puissance régionale qui est une force d’entrainement au sein de l’ASEAN et qui, comme la France, souhaite préserver son autonomie stratégique et refuse toute logique de bloc. Les deux pays ont signé un plan d’action en novembre 2021 et devrait rapidement tenir leur premier dialogue stratégique de type 2 plus 2 (Défense, Affaires étrangères). Ils ont par ailleurs lancé leur premier dialogue maritime ce qui atteste de l’importance de cette dimension dans leur vision des enjeux globaux de la région et de l’importance accordée au libre accès et à la protection des espaces maritimes que ce soit pour protéger la liberté de la navigation ou lutter contre la pêche illégale ou les effets du réchauffement climatique. La France détient en effet la deuxième zone économique exclusive mondiale en raison de ses territoires indo-pacifiques et ses forces militaires prépositionnées dans la zone ont fort à faire pour la défendre tout en étant des éléments actifs de la sécurité régionale.

Précisément, la France a-t-elle les moyens, notamment militaires, de ses ambitions indo-pacifiques ?

La France est un acteur stratégique qui dispose de moyens opérationnels qui comptent dans la région. Du fait de sa présence et de ses territoires tant dans l’océan Indien qu’en Océanie, elle entretient des forces militaires déployées en permanence afin de défendre sa souveraineté et venir en aide à ses ressortissants. Ses forces représentent 7000 hommes et femmes et mettent en œuvre 15 navires et une quarantaine d’aéronefs repartis entre ses bases de la Réunion, Papeete et Nouméa. Mais ces éléments sur zone sont insuffisants et obsolètes. D’autant plus si l’on se réfère à l’amiral Vandier, chef d’état-major de la marine, qui a expliqué que la Chine construisait tous les quatre ans l’équivalent de la marine française. Le programme de remplacement des 4 patrouilleurs en fin de vie déployés dans la région par six unités modernes d’ici 2025 et celui des avions de surveillance maritime ont pris du retard. Les moyens aéromaritimes qui doivent surveiller des zones économiques exclusives démesurées sont suremployés face à l’ampleur de leur mission et sont globalement confrontés à la tyrannie des distances.

La France travaille à renforcer ses ressources sur zone et ses capacités de projection de forces à partir de la métropole. Elle est consciente qu’en cas de crise grave, les moyens déployés sur place ne pourraient pas lui permettre de jouer un rôle militaire décisif. Un scénario de type « guerre en Ukraine » dans la région mettrait à mal ses ambitions indo-pacifiques sauf à consentir une mise à niveau sérieuse de ses capacités ou une révision de son positionnement face à des mécanismes comme le QUAD (États-Unis, Inde, Japon, Australie) ou d’autres formats de coalitions. En effet, la France participe régulièrement et depuis longtemps à des exercices d’entrainement avec les marines des membres du QUAD. En 2021, elle a organisé l’exercice La Pérouse à leur profit. Cette coopération témoigne d’un souci commun en faveur de la sécurité maritime régionale et de la liberté de navigation mais aussi d’interopérabilité avec les principaux partenaires stratégiques de la France dans la région. Elle pourrait être renforcée.

Quelles relations entretient aujourd’hui la France avec l’Australie ?

La rencontre entre les ministres des Armées Lecornu et Marles en septembre 2022, un an après la crise engendrée par l’AUKUS, ont vu une reprise du dialogue à haut niveau et le souci de relancer une relation bilatérale équilibrée. Si le partenariat stratégique a été ébranlé par l’abandon brutal du programme sous-marin signé avec la France, les deux pays restent voisins et ont des engagements de sécurité vis-à-vis de leur environnement insulaire, notamment en termes d’assistance humanitaire et de secours face à des catastrophes naturelles. Cette coopération n’a d’ailleurs jamais cessé comme l’a montré l’exemple des Tonga.

Au demeurant, l’Australie est toujours confrontée à l’épineux problème du renouvellement de sa flotte sous-marine alors que la présence chinoise se fait plus appuyée dans son environnement stratégique proche. Les huit sous-marins à propulsion nucléaire promis dans le cadre de l’accord avec les États-Unis et le Royaume-Uni ne pourront pas être livrés avant 2040 et Canberra est en quête d’une solution transitoire. Si la recherche d’une garantie de sécurité supérieure à celle offerte par la France a guidé la signature de l’accord AUKUS, pour l’heure l’Australie se retrouve dans une situation de précarité stratégique qui n’a semble-t-il pas été anticipée.
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