ANALYSES

Protection des fonds marins : entre réalisme environnemental et intérêts géopolitiques

Interview
16 novembre 2022
par Gabrielle Larricq, assistante de recherche travaillant sur la géopolitique de la mer à l’IRIS


Aux prémices d’une COP 27 particulièrement attachée à la mise en place de mécanismes financiers de lutte contre les changements climatiques, l’annonce du Président Macron de « [soutenir] l’interdiction de toute exploitation[1] des grands fonds marins » est une agréable surprise[2]. Bien que concise, elle permet de maritimiser une conférence dont l’intérêt pour l’océan, et a fortiori les fonds marins, progresse mais reste limité. Les initiatives telles que la campagne internationale Because the Ocean ou la Plateforme Océan et Climat ont toutefois permis des avancées concrétisées par l’organisation d’une COP bleue en 2019 et le lancement récent des One Ocean Summits. Ce discours franc et assumé du Président sur les fonds marins prouve ainsi que la France prend en compte l’océan dans la lutte contre les changements climatiques. Néanmoins, l’extraction de métaux et terres rares présents dans les fonds marins pourrait permettre de répondre aux besoins énergétiques croissants et aux exigences de la transition écologique. Dans un tel contexte, le positionnement de la France interpelle. Le point avec Gabrielle Larricq, assistante de recherche travaillant sur la géopolitique de la mer à l’IRIS.

 

Quelles sont les raisons qui ont incité le président français à formuler cette proposition ? Émane-t-elle d’une écoute des revendications ou constitue-t-elle un instrument de diplomatie environnementale ?

L’effet de surprise devrait être mesuré compte tenu du caractère répétitif de l’annonce[3]. Mais le flou stratégique entretenu par la France et l’ambivalence des propositions portées aux différents échelons de l’administration font de la déclaration une mise au clair bienvenue. De fait, la stratégie France 2030 présentée il y a un an promet toujours d’investir massivement dans les fonds marins, bien que le Secrétaire d’État à la Mer ait déclaré récemment que cet investissement serait à destination de la recherche scientifique. Le projet d’interdiction de l’exploitation remet également en cause la Stratégie nationale pour l’exploration et l’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins présentée lors du Comité interministériel de la mer (CIMer) de 2021 et qui devait permettre à la France de comprendre les enjeux et la faisabilité de l’exploitation des fonds marins. Le rapport Levet, à l’origine de cette stratégie, percevait entre autres dans l’exploitation un levier économique opportun et une réponse aux besoins en métaux, justifiant ainsi de « valoriser toute ou partie d’une filière exploration/exploitation qui soit pertinente sur le plan économique et géostratégique » (2021, p.16). Ces documents faisant sans cesse des liens entre exploration et exploitation, il semblerait aujourd’hui qu’un pan considérable de ces projets doive être reconsidéré. En parallèle, le ministère des Armées a publié sa Stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins (2022) pour répondre aux menaces émergentes dans ce nouvel espace contesté. Si la stratégie interministérielle se concentre sur les ressources minérales du sol et du sous-sol, celle des Armées prend aussi en compte la colonne d’eau pour maîtriser plus globalement l’espace des fonds marins. Tous ces exemples montrent une volonté française d’investir et d’agir sur et dans les fonds marins avec un présence tant scientifique qu’industrielle et militaire. Le projet d’interdire l’exploitation bousculerait donc les lignes de ces deux stratégies politiques. Quelle en serait la logique ?

L’annonce du Président Macron permettrait d’une part à la France de renforcer son rôle comme figure incontournable dans la lutte pour la protection de l’environnement et le multilatéralisme. L’annonce sur les fonds marins fait en effet suite à celle du One Forest Summit, que la France organisera avec le Gabon, et s’inscrit directement dans la perspective de la Conférence des Nations unies de 2025 co-organisée avec le Costa Rica[4]. D’autre part, cette diplomatie environnementale permettrait d’anticiper une possible législation au niveau européen. Pour l’instant, l’UE ne s’intéresse que de loin aux fonds marins. La France gagne donc à se positionner clairement et à développer ainsi une expertise sur ce sujet.

Enfin, dans le contexte plus large de la stratégie française sur l’Indo-Pacifique, cette déclaration rapproche la France des États du Pacifique dans une voie résolument différente de celle proposée par les États-Unis ou la Chine. Ce point de convergence s’inscrirait dans une dynamique d’autant plus intéressante : en allant plus loin que les États insulaires qui prônaient un moratoire, c’est-à-dire une pause de précaution limitée dans le temps, la France se place comme figure à rejoindre et à suivre en proposant une interdiction définitive de l’exploitation.

Quelle mise en œuvre de la proposition d’interdiction pourrait être envisagée auprès de l’Autorité internationale des fonds marins ?

Le fait que le Président Macron déborde du cadre du moratoire comporte son lot d’interrogations et de limites. Bien que l’ambassadeur de France en Jamaïque et à l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) ait indiqué que le souci de l’environnement était une ligne directrice pour les pays de l’Europe de l’Ouest[5], la France semblait jusqu’à présent sur la réserve, voire opposée au moratoire[6]. À l’issue de la troisième réunion annuelle de l’AIFM ce vendredi 11 novembre, la France, qui s’exprimait en premier, a confirmé la déclaration du Président Macron, en insistant néanmoins sur l’importance de l’exploration scientifique. S’il a été salué par quelques États en faveur du moratoire, qui continuent toutefois de soutenir le processus de négociation, ce discours n’a pas fait l’unanimité. La Norvège, l’Inde, la Russie et l’Argentine ont critiqué une position extrême qui mettrait en péril tout consensus sur le code minier et ont plutôt plaidé pour des discussions constructives qui garantiraient une exploitation responsable et durable des fonds marins. Plus sévères, Singapour, les îles Cook et Nauru ont rejeté l’interdiction, allant jusqu’à remettre en question la présence de la France et ses contrats d’exploration au sein de l’organisation[7].

Les négociations ne reprendront qu’en mars 2023. D’ici là, on peut supposer qu’une position aussi extrême pourrait in fine permettre d’aboutir à un moratoire, devenu le juste milieu. La France aurait alors l’avantage de porter un message fort sans compromettre à long terme ses ambitions minières. Plus encore, cela lui laisserait le temps de mettre en œuvre son plan d’action et d’innovation de ses capacités sous-marines avant une potentielle exploitation. Mais rejoindre le moratoire n’aurait-il pas eu plus de sens ? Reste enfin à savoir comment réagiront les autres pays et quelles coopérations pourront être mises en place[8].

Les fonds marins : nouvelles frontières de la coopération et de la souveraineté

Si le président se veut clair sur la question de l’exploitation minière, au moins pour les eaux internationales, il faut aussi mettre en lumière ce qui est tu. La France ne propose pas ici de sanctuariser les fonds marins et de fait, ne tourne pas encore le dos à cet espace. Au contraire, il s’agit de faire de l’océan une nouvelle frontière de coopération, comme le fut l’espace. La comparaison laisse songeur : si les ressources spatiales sont inexploitées, peut-on pour autant qualifier cet environnement de préservé ? Au-delà des questions environnementales, ce rapprochement est révélateur de l’imbrication du sujet des fonds marins dans un contexte de compétition mondiale scientifique, industrielle et militaire assumée. Coopération et compétition dans les fonds marins sont les deux faces d’une même pièce : la stratégie de la France est encore récente et a pour objectif de structurer davantage les projets des acteurs nationaux. S’associer aux autres États tout en les privant d’un certain accès à cet espace lui permettrait de combler certaines faiblesses, notamment technologiques, en valorisant par ailleurs des savoir-faire reconnus. Le multilatéralisme deviendrait donc une réponse à cette compétition.

Tout comme l’exploitation de la mer ne se réduit pas qu’à la pêche, il nous faut prendre en compte les autres manières d’investir, de maîtriser et d’exploiter les grands fonds et ainsi souligner son caractère profondément géopolitique. À ce titre, la pose de câbles sous-marins ou l’utilisation des grands fonds comme voie de passage maritime pour des drones, sous-marins et autres véhicules sont des enjeux qui demeureront malgré l’interdiction d’exploiter les ressources minières de la Zone. Le maintien de l’exploration des fonds marins préserverait la mise en œuvre d’autres objectifs stratégiques français. Par exemple, la liberté d’action de ses forces armées se fonde sur la connaissance du milieu dans lequel elles évoluent. Insister sur l’exploration scientifique, dans un souci de transparence et de partage des données pour le bien commun de l’humanité, permettrait à la France de souligner qu’alors, tout obstacle au positionnement français pourrait être considéré comme une menace au bien commun et à la liberté de navigation.

 

Quelles sont les prochaines étapes de la gouvernance des fonds marins ? Dans quelle mesure cette position renforce-t-elle la place de la France sur la scène des affaires environnementales et maritimes ? Quels efforts seront mis en place pour protéger de façon effective les fonds marins ? S’il faut saluer une proposition qui contribue à la protection de l’environnement, n’oublions pas pour autant les stratégies géopolitiques inhérentes à toute politique de gestion des ressources naturelles.

 

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[1] L’exploitation, qui vise l’extraction des ressources minérales du sol et du sous-sol marins, est pour l’instant interdite dans les eaux internationales. Seule l’exploration est actuellement permise mais des négociations sont en cours à l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) pour établir un code minier. L’AIFM a approuvé 30 contrats d’exploration, tous parrainés par un État membre.

[2] Scientifiques, chercheurs et activistes ont émis de nombreuses réserves sur la possible exploitation des fonds marins. En France, une proposition de résolution a été déposée à l’Assemblée nationale, tandis qu’au niveau international, organismes nationaux et internationaux sont invités à rejoindre un moratoire contre l’exploitation.

[3] Le Président s’est dit « fidèle à ce qu’[il avait] déjà dit » lors de la Conférence de l’ONU sur les Océans de Lisbonne où il voulait alors « un cadre légal pour mettre un coup d’arrêt à l’exploitation des grands fonds en haute mer » (Macron, 2022).

[4] La France avait aussi été à l’initiative du One Ocean Summit tenu à Brest en 2022 qui a réuni plus de 40 Etats.

[5] Guyonvarch, O. (2022). Quand l’avenir des abysses obscurs se dessine sous le soleil des Caraïbes. Etudes marines, 22, 56‑67.

[6] Encore le 01/11/2022 à l’AIFM, la France proposait de mettre en place des mécanismes de compensation environnementale pour finalement soutenir le 4/11/22 une « pause de précaution ». Save the High Seas. (2022). International Seabed Authority (ISA) Deep–Sea Mining Negotiations Tracker. https://www.savethehighseas.org/isa-tracker/category/country-positions/

[7] International Seabed Authority. (2022). Agenda Statement Docs. ISA. https://isa.org.jm/node/20798/session/statements#block-media-2

[8] Guyonvarch O. (2022). op.cit. p.61.

La Sustainable Ocean Alliance indique que 11 États soutiennent le moratoire : l’Allemagne, le Chili, le Costa-Rica, l’Espagne, l’Equateur, les Fidji, la Micronésie, la Nouvelle-Zélande, Palau, le Panama et le Samoa.
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