ANALYSES

« En Afrique, la démocratie demeure un enjeu historique »

Presse
29 août 2022
Interview de Francis Laloupo - Le Point
Quel regard porte l’observateur averti que vous êtes sur les dernières joutes électorales africaines, notamment celles du Sénégal et du Kenya ?

Au Sénégal, après une campagne électorale émaillée de tensions, de polémiques à rebondissements sur fond de vives critiques à l’encontre du pouvoir, les résultats des législatives sont exceptionnellement serrés, avec une courte et très relative majorité au camp du président. Cette issue atteste, en fin de compte, de la vitalité de l’expression démocratique dans ce pays. Une fois encore, comme on a pu le voir dans d’autres circonstances critiques par le passé, ce sont les électeurs qui ont tranché, révélant la fragilité d’un pouvoir en fin de course et confronté à un certain désenchantement au sein de la population, et une opposition à qui ces résultats confèrent les moyens politiques lui permettant d’ici la présidentielle, de faire la preuve de ses mérites face à l’équation de l’alternance. Autant dire que les jeux ne sont pas faits pour cette présidentielle. Ces résultats très serrés démontrent également que les électeurs n’ont pas cédé à l’appel de l’opposition, qui souhaitait un régime de cohabitation, ce qui aurait rendu le pays littéralement ingouvernable, tant la situation est électrique, et les positions des deux camps en compétition inconciliables. Tout cela confirme une grande maturité démocratique dans un pays qui s’est engagé dans la voie démocratique bien avant les processus advenus au début des années 1990.

Quant au Kenya, où le président sortant n’était pas dans la course après avoir effectué ses deux mandats, la crise postélectorale, dont le pays est tristement coutumier, a été de nouveau au rendez-vous, avec la contestation des résultats qui ont donné vainqueur William Ruto au détriment de son adversaire Raila Odinga, un multirécidiviste des présidentielles. On peut se féliciter du fait que, jusqu’à présent, les violences postélectorales aient été évitées. On peut également compter sur les capacités et l’expérience éprouvées, ainsi que la forte crédibilité de la Cour suprême pour dire le droit et garantir la vérité des urnes. La force des institutions est un atout majeur pour cette jeune démocratie. Cela permet aux Kenyans de tous bords de continuer à faire confiance à un système qui, malgré tout, est en voie de sophistication.

Peut-on dire malgré les tensions apparues ici et là que la dynamique démocratique repart sur le continent ?

Difficile d’affirmer que nous assistons à une revitalisation de la dynamique démocratique. Nous sommes plutôt au pic de la crise du processus de démocratisation. L’année 2020 restera dans les mémoires comme l’étape cruciale, révélatrice des reculs démocratiques que nous avons observés depuis une décennie. Plusieurs élections qui se sont tenues en 2020 ont porté la marque de la crise de la dynamique démocratique à travers le continent. Dans plusieurs pays, les modifications opportunistes des Constitutions ou les tentatives de restauration autocratique ont conduit aux crises dites du « troisième mandat », ou à l’exclusion des oppositions des compétitions électorales. Avec les crises dites « du troisième mandat » en Côte d’Ivoire et en Guinée Conakry, la restauration autocratique au Bénin ou le gel autoritaire au Togo, l’Afrique de l’Ouest saluée naguère pour ses progrès politiques a désormais quitté le tableau vertueux de la démocratisation. Par bonheur, l’ancrage démocratique se confirme dans des pays tels que le Ghana, le Cap Vert, le Nigeria, le Niger…

Trente ans après le déclenchement des processus de démocratisation, nous assistons sur le continent à une cohabitation clairement établie entre des démocraties consolidées et des régimes autoritaires ou hybrides. L’on peut donc faire un bilan d’étape du processus de démocratisation, en constatant qu’il est loin d’être achevé. Trois décennies après son déclenchement en 1990, seule une dizaine de pays sur les 54 que compte le continent ont connu des alternances politiques qui constituent un indicateur majeur de respirations et maturité démocratiques. Face aux courants de pensée contradictoires à l’œuvre sur le continent, il faudra peut-être nous résoudre à admettre qu’une partie du continent est en train de décrocher durablement du projet démocratique. Ce qui signifie que l’avenir collectif des pays se construira en fonction de cette disparité idéologique, en contradiction avec les orientations politiques de l’Union africaine, qui présente dans sa charte la démocratisation des systèmes politiques comme une valeur commune à tous les États membres.

Avec votre ouvrage Blues démocratique, vous vous êtes penché sur trente ans de vie politique africaine. Quels sont, selon vous, les éléments qui ont fait dérailler les processus lancés au début des années 1990 avec les Conférences nationales ?

Il faut avant tout souligner que l’avènement du pluralisme politique et l’instauration d’institutions démocratiques ont été la résultante de luttes menées par des partisans de ce système, qui ont, tout au long des années 1970 et 1980, dénoncé les funestes destinations des partis uniques, qui, par nature, excluent une partie des citoyens de la décision nationale. De fait, le projet démocratique s’est heurté dès l’origine à la résistance des partisans du monopartisme autoritaire qui a fixé ses racines, au fil du temps, dans l’espace politique. Ainsi, la question était de savoir comment parvenir à diffuser et consolider une culture démocratique dans des espaces nationaux fortement marqués par l’habitude du parti unique, du culte de l’homme fort, de l’exclusivisme politique et du recours ordinaire à la violence d’État. Les facteurs d’empêchement ou de ralentissement du processus démocratique sont très tôt apparus après 1990. On peut citer les fraudes électorales devenues systémiques, entraînant une récurrence des contentieux électoraux, l’émergence de nouvelles conflictualités liées au refus de toute forme d’alternance politique par certains acteurs politiques encore attachés au monolithisme, les coups d’État constitutionnels favorisant le prolongement illégal des mandats présidentiels, l’exclusion des opposants des compétitions électorales, l’intensification graduelle de la répression à l’encontre des oppositions, qui, dans certains pays, se sont progressivement réduites comme peau de chagrin.

En somme, l’arsenal déployé par certains pouvoirs pour contrecarrer la donne démocratique a, dans nombre de pays, transformé le processus de démocratisation en une sinistre farce qui, sans pour autant restaurer pleinement le système de parti unique, a transformé les espaces politiques en démocratures, en autocraties non assumées, ou, pire encore, en néodictatures. Il apparaît alors que le rapport de force qui opposait les partisans de la démocratisation aux officiers de l’ordre ancien est en train de basculer en faveur de ces derniers. La restauration de régimes autoritaires intervient aussi dans un contexte où une partie des opinions, déçues par les dérives ou l’incurie de régimes issus d’élections, ont commencé à douter des vertus et de la destination du système démocratique. À tout cela sont venus s’ajouter d’autres freins au processus, tel que le phénomène du terrorisme, devenu une priorité au cœur des agendas de certains États. On peut aussi citer l’offensive idéologique des puissances autocratiques telles que la Russie, la Chine ou la Turquie, ces grands partenaires des pays du continent devenus des soutiens objectifs ou des cautions politiques pour les régimes rétifs aux avancées démocratiques.

Mali, Guinée, Burkina Faso : trois pays sahéliens, trois coups d’État. Peut-on dire que le terrorisme est devenu un prétexte pour justifier le tournant autoritaire observé chez un certain nombre de pouvoirs en Afrique ?

Les coups d’État intervenus dans ces pays, qualifiés de « coups d’État nouvelle génération » avaient initialement pour objectif, selon leurs auteurs, de rectifier une situation de crise imputée aux dérives de pouvoirs issus des urnes mais devenus paradoxalement des menaces majeures pour la démocratie. Par ailleurs, ces trois pays étant confrontés à la question sécuritaire, les nouveaux putschistes ont prétendu vouloir, par leur action, pallier l’incurie des pouvoirs dénoncés, en matière de lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent. Toutefois, au vu des évolutions récentes des situations dans ces pays, l’agenda des juntes militaires devient de plus en plus insaisissable. Il semble que, plutôt que de remettre sur les rails les processus de démocratisation et de lutter efficacement contre l’insécurité, ils aient tendance à prolonger leur présence aux commandes des États, en prétendant refonder l’État et engager des réformes au long cours. Ce qui n’est pas le rôle dévolu à des autorités de transition. Bénéficiant d’une certaine popularité, liée surtout au rejet des pouvoirs qu’ils ont défaits, ces militaires ne laissent rien entrevoir de leur volonté de placer au cœur de leur agenda la confortation de la démocratisation de la vie politique.

D’ailleurs, la question sécuritaire devient l’argument indiscutable permettant de reléguer au second plan la question démocratique. Ceux qui ont applaudi les putschistes au Mali, au Burkina Faso et en Guinée n’attendaient pas de leur part le retour à un régime autoritaire et monolithique. Je ne suis pas certain que le gel du processus démocratique constitue la meilleure réponse à l’offensive des groupes terroristes, qui semblent plutôt tirer profit de la fragilité des institutions et de l’État, de la contestation des pouvoirs autoritaires, de l’incertitude économique et de la ruine des consensus nationaux.


Comment les institutions traditionnelles, religieuses et communautaires pourraient-elles accompagner les sociétés civiles dans leur rôle de vigie et de régulateur du pouvoir politique dans les pays africains ?

Cette question est doublement sensible : d’abord parce que dans les États fondés sur le principe de la laïcité, le recours à la médiation des religieux ne peut se justifier que dans des circonstances exceptionnelles et de crise majeure, dès lors que l’on considère que les acteurs politiques qualifiés ne disposent plus des ressorts nécessaires pour exercer leurs prérogatives et remplir leur mission. Cela s’est produit notamment lors de la tenue des Conférences nationales pour lesquelles l’autorité morale du clergé catholique a été déterminante. Ensuite, on peut se demander si les sociétés civiles ont réellement besoin d’être accompagnées par des institutions religieuses ou communautaires. Quelle serait alors la nature de ce rôle d’accompagnement, et surtout, où commencerait-il et où s’arrêterait-il ? Tout en reconnaissant l’utilité du recours ponctuel à des autorités morales – traditionnelles ou religieuses – dans des situations de crise, je crois que la maturité démocratique se vérifie dans la capacité pleine et entière des acteurs politiques à apporter les réponses nécessaires à la gestion de la Cité. Toutefois, une réflexion approfondie sur l’invention de nouvelles formes de systèmes politiques, spécifiquement adaptées à certaines sociétés, pourrait déboucher sur la construction d’un espace politique dans lequel certaines institutions traditionnelles, religieuses et communautaires pourraient être associées de manière permanente à la vie politique, à l’élaboration des programmes sociaux, à la mise en place de projets de société. On pourrait alors parler d’une forme endogène de démocratie participative au sein de laquelle les rôles et les attributions des uns et des autres seraient alors clairement identifiables et consignées. Une telle initiative relèverait alors d’un choix de société, consenti par l’ensemble des forces vives d’un pays.

Comment entrevoyez-vous l’avenir politique de l’Afrique dans un monde en plein redéploiement idéologique et en pleine recomposition stratégique ?

La diversification des partenariats extérieurs a permis aux pays d’Afrique, les francophones notamment, de s’affranchir de l’étroitesse des relations bilatérales et exclusives avec l’ancienne puissance coloniale, pour amplifier leurs capacités de négociation avec d’autres partenaires. On a alors assisté à la structuration de modalités concurrentielles entre les partenaires traditionnels et les nouveaux arrivants comme la Chine, l’Inde, le Japon, la Turquie, la Russie, et quelques autres. Alors que les questions commerciales ont été souvent le principal élément d’appréciation de cette configuration, il est devenu utile de s’interroger sur ses impacts politiques dans les contextes africains. Autrement dit, en quoi les proximités entre les pays africains et leurs divers partenaires influent-elles sur leurs choix et orientations politiques ? Par exemple, comment évaluer aujourd’hui l’influence de la politique chinoise sur ses relations avec ses partenaires africains, sachant par ailleurs que le plus grand État autoritaire de notre époque, et premier investisseur en Afrique, a rétabli dans sa Constitution le système de la présidence à vie, tout en proclamant son aversion envers le pluralisme démocratique tel que conçu notamment au Ghana, au Sénégal ou en Afrique du Sud ? Au cours des vingt dernières années, une fracture idéologique s’est peu à peu manifestée entre les défenseurs de la cause démocratique et ses contempteurs, devenus les tenants d’une nouvelle doctrine a-démocratique. La guerre en Ukraine en est désormais l’une des illustrations les plus tragiques.

Face à cette situation, il s’agirait pour l’Afrique de parvenir à combiner intelligemment l’exigence de souveraineté et le courage politique. En toute logique, on comprendrait difficilement que l’Union africaine, qui a inscrit la défense des souverainetés nationales et la lutte contre les impérialismes au chapitre des valeurs cardinales partagées, se contente indéfiniment d’une posture de neutralité face à l’agression caractérisée de la Russie contre la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Il ne serait pas de bonne politique d’avoir une approche sélective de la condamnation des impérialismes. Face aux confrontations idéologiques qui, pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, instaurent une démarcation conflictuelle entre systèmes démocratiques et régimes autoritaires, quels sont les choix spécifiques de l’Afrique ? Plutôt que d’osciller entre le Protocole de Washington et celui de Pékin, comment l’Afrique pourrait-elle construire et affirmer ses propres choix sur la scène internationale, sans plus se déterminer en fonction des intérêts objectifs des grandes puissances ? Sans plus être la variable d’ajustement des conflits entre grandes puissances ? Au regard de l’actualité, la question démocratique est plus que jamais au cœur du débat politique à travers le monde. En Afrique, la démocratie demeure un enjeu historique, le plus important après celui des indépendances. Malgré les difficultés d’étapes, les pannes et les reculs démocratiques, les militants prodémocratie, partout à travers le continent, n’ont pas renoncé à relever ce défi historique.

 

Propos recueillis par Malick Diawara pour Le Point.
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