ANALYSES

Le Sénégal au bord de la rupture politique ?

Interview
30 juin 2022
Le point de vue de Caroline Roussy


Les Sénégalais sont attendus aux urnes le 31 juillet prochain pour les élections législatives. Ces élections se préparent dans un climat de très fortes tensions, rythmées par des manifestations organisées par l’opposition dont une partie a été écartée de la course. Dans quel contexte socio-économique va se tenir ce rendez-vous électoral, alors que la crise ukrainienne fait des émules au Sénégal comme sur tout le continent africain ? Pourquoi la situation est-elle très tendue dans le pays ? Le point avec Caroline Roussy, directrice de recherche à l’IRIS, en charge du programme Afrique/s.

Quel est le contexte économique et social du Sénégal à quelques semaines des élections législatives ?

Le contexte socio-économique est fortement dégradé. Sur le plan économique, le pays a été affecté par la crise du Covid-19 avec une diminution du fret maritime et subséquemment des échanges ce qui a, entre autres, entraîné une augmentation du prix des denrées alimentaires de base. À cela vient s’ajouter le conflit en Ukraine et l’impossibilité pour le marché sénégalais, comme d’autres marchés africains du reste, à s’approvisionner en blé et en oléagineux.

Outre la cherté de la vie, qui rend insupportable les inégalités et l’opulence de certains, les secteurs prioritaires sont dans un état délétère. Dans les universités, les étudiants accusent deux à trois semestres de retard … quand le système hospitalier se révèle complètement défait.  En mai dernier, onze nourrissons sont décédés dans un incendie survenu à l’unité néonatale d’un hôpital de Tivaouane. Comment supporter l’intolérable ? Cet épisode bouleversant n’est malheureusement que l’écume du quotidien des Sénégalais confrontés à la banalisation de la mort et de la violence.

Le contexte est inflammable et les manifestations cristallisent le ras-le-bol populaire.

Suite à des manifestations de l’opposition le 19 juin dernier, 3 personnes sont décédées. Comment expliquer ces tensions préélectorales ? Sont-elles une menace pour la démocratie au Sénégal ?

Les tensions préélectorales s’expliquent par le contexte socioéconomique, préalablement esquissé, mais aussi par l’invalidation d’une des listes de l’opposition – celle d’Ousmane Sonko troisième homme de la présidentielle de 2019 – pour les élections législatives du 31 juillet prochain par suite d’une décision du Conseil constitutionnel.

On observe depuis deux types de manifestations : organisation de marches et concerts de casseroles. Le 19 juin dernier, trois personnes ont perdu la vie ce qui a fortement résonné en écho avec les manifestations de mars 2021 au cours desquelles quatorze personnes sont décédées, décès pour lesquels les responsabilités tardent à être établies.

Après avoir laissé planer la possibilité d’une nouvelle manifestation, l’opposition entraînée par Ousmane Sonko – l’homme par lequel était arrivé les manifestations de mars 2021 où poursuivit dans une affaire de viol la justice s’était étonnamment révélée d’une rare célérité jetant la suspicion sur la gravité des faits reprochés – a décidé de jouer la carte de l’apaisement et d’aller aux élections législatives. Comment ce qui hier était impensable se révèle aujourd’hui possible, rappelons que trois personnes sont décédées ? Un statu quo a été trouvé dans le fait que la liste des titulaires a été invalidée, mais pas celle des suppléants. L’opposition battra désormais campagne pour faire élire la liste de ses suppléants. Quant au président de la République, Macky Sall, il entretient le doute sur la possibilité de briguer un troisième mandat en 2024… La confusion dans les différents camps peut difficilement créer les conditions de la concorde.

Le débat démocratique est polarisé par des postures quand les manifestants montrent une aspiration pour une respiration démocratique. Est-ce que cette demande sera réellement entendue au-delà du registre discursif ? La question reste posée. Macky Sall honorera-t-il son engagement à nommer un Premier ministre ? Les mois à venir seront à observer de près…

Dépendant de Moscou et de Kiev pour les céréales, les dirigeants africains continuent de défendre leur neutralité vis-à-vis du conflit russo-ukrainien. Comment se positionne l’Union africaine présidée par Macky Sall ? Quels en sont les enseignements ?

La question est intéressante, car si les dirigeants défendent une certaine neutralité vis-à-vis du conflit ukrainien, en réalité ils défendent leurs intérêts. Comme au Sénégal, un certain nombre de dirigeants ont peur de la rue qui dans les mois à venir pourrait se soulever. Dans cette équation, il faut considérer, sinon à faire le lit de la patrimonialisation de l’État quoique…, que les partenariats de nombreux pays se sont diversifiés d’où la volonté de préserver les intérêts économiques avec la Russie et l’« Occident ».

On a tendance à dire que les dirigeants africains ont voté contre la résolution mise au vote à l’Assemblée générale de l’ONU le 2 mars dernier dénonçant l’offensive russe en Ukraine. En réalité, seuls 17 États sur 54 se sont abstenus. Ce qui est loin d’être la majorité. L’abstention du Sénégal avait particulièrement retenu l’attention des Européens et des Français, eu égard à la proximité entre les deux pays. Plusieurs niveaux d’explication permettent d’éclairer ce vote tel que les deux propositions déjà énoncées auxquelles s’ajoute le fait que Macky Sall, sans doute entretenu du vote en ordre dispersé de ses homologues, et président en exercice de l’Union africaine a décidé de cette neutralité pour pouvoir exercer son mandat qui concerne avant tout l’avenir du continent africain.

Pour l’heure, on observe que Macky Sall s’est déplacé au nom de l’Union africaine en Russie début juin. Il a rencontré Valdimir Poutine à Sotchi qui l’a rassuré sur le fait de tout faire moyennant la collaboration de l’Ukraine pour que les marchés africains soient approvisionnés en blé et oléagineux. Le 21 juin, le président Zelensky s’est quant à lui exprimé devant quatre présidents africains. Il a joué la carte de la collusion en comparant ce conflit à « une guerre coloniale » sans remporter un franc succès au vu de la très faible audience réunie pour échanger avec lui… La neutralité serait-elle en train de basculer ? Les Occidentaux sont perçus comme responsables de la famine qui vient.

Si les Africains restent les parents pauvres des relations internationales, car rarement écoutés, il reste intéressant d’observer qu’une voix même timide se laisse entendre depuis le continent. Les Occidentaux auraient tort de ne pas l’écouter.
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