ANALYSES

L’industrie européenne des batteries prise dans la géopolitique des minerais

Presse
30 mai 2022
Le 29 décembre 2021, le suédois Northvolt a annoncé l’assemblage de sa première batterie lithium-ion dans sa méga-usine à Skelleftea, dans le Nord du pays. La réussite de cette initiative privée renforce les ambitions de l’Union européenne de se doter d’une industrie des batteries de rang mondial. L’objectif est double : maîtriser une technologie clé pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 et localiser sur son sol des activités à fort potentiel de croissance économique. Les plans de l’UE sont en passe d’aboutir : les projets de méga-usines de batteries seraient déjà suffisamment nombreux pour répondre aux besoins de l’UE dès 2025 (1). Mais un maillon de la chaîne de valeur des batteries pose problème : l’approvisionnement en minerais.

Les minerais sont au cœur des performances des batteries lithium-ion (Li-ion), qui reposent sur un socle général commun, dont un électrolyte liquide à base de lithium et une anode de carbone en graphite. Elles se distinguent en différentes familles en fonction de leur cathode. Les batteries Li-ion NMC utilisent des cathodes à base de nickel, de manganèse et de cobalt. Les batteries NCA s’appuient quant à elles sur des cathodes composées de nickel, de cobalt et d’aluminium. Les LFP, enfin, sont constituées de phosphate de fer lithié.

Une demande mondiale en pleine expansion

La croissance de la demande mondiale en minerais pour batteries s’annonce colossale : elle pourrait être multipliée par 30 d’ici 2040 (2). En effet, le nombre de véhicules électriques (VE) en circulation dans le monde pourrait passer de 7,6 millions en 2019 à 230 millions en 2030 (3). Pour répondre aux besoins de l’industrie automobile, l’offre mondiale de batteries devra passer d’une capacité de production d’environ 300 GWh par an en 2020 à 1 600 GWh par an d’ici 2030. Les besoins en lithium pourraient être multipliés par 42, ceux pour le graphite par 25, le cobalt par 21 et le nickel par 19 à l’horizon 2040 (4). Sans compter que d’autres industries consomment également les mêmes minerais, ce qui présente un risque de concurrence d’usage entre secteurs.

La sécurisation des approvisionnements en minerais constitue un enjeu stratégique. Certes, une rupture d’approvisionnement de minerais n’empêcherait pas les citoyens et les entreprises européennes d’utiliser leurs VE ou tout autre appareil équipé de batteries. C’est une différence fondamentale par rapport à la géopolitique du pétrole, où une pénurie peut rapidement mettre à l’arrêt tout un pays. Mais une rupture d’approvisionnement en minerais stopperait la production de batteries et, par effet d’entraînement, celle de l’industrie des VE et de toutes les industries qui dépendent de l’industrie automobile ou qui intègrent des systèmes de stockage d’électricité par batteries.

Batteries : bientôt à court de minerais ?

Plusieurs des minerais pour batteries, dont le lithium, le cobalt et le graphite, ont été inclus dans la liste des minerais qualifiés de critiques par la Commission européenne (CE) en 2020, tandis que le nickel a été placé sous surveillance rapprochée. De son côté, l’équipe de l’Institut français du pétrole et des énergies nouvelles (IFPEN) considère quatre facettes de la criticité des minerais : géologique, économique, stratégique, environnementale (5).

La criticité géologique pose un premier défi. Suffisamment de ressources seront-elles disponibles pour répondre aux besoins dans les années à venir ? Les résultats de modélisation de l’IFPEN indiquent que les pressions liées aux ressources risquent d’être particulièrement fortes pour le cobalt : 83 % des ressources connues en 2013 devraient être consommées dans le cadre d’un scénario de transition énergétique ambitieux, destiné à limiter le changement climatique à 2°C. La pression sur les ressources apparaît moyenne pour le nickel, avec 61,3 % des ressources consommées à l’horizon 2050 et elle est moins élevée pour le lithium, avec un ratio de seulement 32 %. Tout l’enjeu, à l’horizon 2050, est de découvrir de nouvelles ressources et d’ouvrir de nouvelles mines. Mais l’ouverture d’une mine peut être longue : elle peut prendre quasiment vingt ans pour le nickel (latérite). Même dans le cas du lithium, un délai de quatre ans est observé en moyenne en Australie et huit ans en Amérique du Sud (6). De plus, les risques de déséquilibres entre l’offre et la demande mondiale ont fait grimper les cours mondiaux des principaux minerais des batteries en 2021.

Les prix du cobalt ont atteint leur plus haut niveau depuis trois ans, ceux du nickel ont atteint un sommet depuis sept ans et les cours du carbonate de lithium pour batterie ont battu tous leurs précédents records, d’après les indications de Benchmark Mineral Intelligence, un cabinet spécialisé. La criticité géopolitique complique encore la situation. L’extraction des minerais et leur raffinage sont géographiquement très concentrés. Trois pays assuraient près de 90 % de la production mondiale de lithium en 2019 : l’Australie, le Chili et, dans une moindre mesure, la Chine. Environ 70 % de la production mondiale de cobalt provenait de la République démocratique du Congo. L’Indonésie représentait environ le tiers de la production mondiale de nickel (7). À titre de comparaison, l’Arabie Saoudite représentait environ 12 % de la production mondiale de pétrole en 2019 (8). Mais la situation est encore plus critique pour l’étape du raffinage. Un pays concentre sur son sol la plus grande partie des capacités de raffinage de la plupart des minerais pour batteries : la Chine. Environ 60 % du cobalt et du lithium et près de 40 % du nickel mondial étaient raffinés en Chine en 2019 (9). Le maillon du raffinage des minerais constitue un goulot d’étranglement en matière de sécurité d’approvisionnement. Alors qu’elle n’est pas un producteur majeur de minerais pour batteries, excepté pour le graphite, la Chine est devenue incontournable sur le segment du raffinage. Les futures usines de batteries qui seront localisées en Europe et aux États-Unis dépendront en majeure partie de la Chine pour leurs approvisionnements finaux en minerais critiques.

Le risque de cartellisation du marché mondial des minerais n’est pas moins préoccupant. Une part conséquente de la production mondiale de minerai était assurée par une poignée de groupes miniers.

Plusieurs entreprises minières chinoises se sont directement implantées à l’international pour sécuriser leurs approvisionnements. Dans le secteur du lithium, Tianqi Lithium était le troisième producteur mondial en 2019 et le groupe détenait près de 24 % du capital du numéro 2 mondial, le chilien SQM (Sociedad Quimica y Minera). China Molybdenum était le troisième plus important producteur mondial de cobalt, grâce à l’acquisition de plusieurs mines en RDC. Jinchuan Group représentait pour sa part le quatrième producteur mondial de nickel.

Quelle stratégie pour l’Union européenne ?

Face aux défis de la criticité des minerais pour batteries, quelle stratégie s’offre à l’Union européenne pour sécuriser les approvisionnements de sa future industrie des batteries ? L’UE s’est dotée en 2020 d’une alliance pour les matières premières. Au niveau français, un nouveau rapport sur la sécurisation de l’approvisionnement en matières premières minérales a été remis par Philippe Varin au gouvernement français en janvier 2022. Plusieurs options communes se dégagent :

Les pays européens pourraient exploiter leurs propres ressources minières, à l’instar des réserves de lithium au Portugal et en Serbie. Mais ces volumes demeurent limités et la plupart des projets d’exploitation se heurtent à de fortes oppositions locales et environnementales. Le Premier ministre serbe, Ana Brnabic, a par exemple décidé fin janvier 2022 de révoquer les licences accordées au groupe minier anglo-australien Rio Tinto pour la mine de Jadar. De plus, la construction d’unité de raffinage de minerais en Europe est une priorité pour éviter d’avoir à dépendre des capacités de la Chine.

L’UE pourrait également renforcer ses alliances pour sécuriser ses approvisionnements à l’étranger. Le rapport Varin recommande la constitution d’un fonds public/privé pour financer des prises de participation et des contrats d’approvisionnement de long terme avec des fournisseurs extra-européens. Mais la concurrence est rude. Les exigences des Européens en matière sociale et environnementale sont plus élevées que ceux d’autres États comme la Chine. Les acteurs privés sont également très offensifs. L’américain Tesla a par exemple sécurisé des contrats de long terme avec BHP Group, Prony Resources et Vale pour assurer ses fournitures en nickel pour batteries.

Une autre approche consisterait à réduire les besoins en minerais critiques pour la production de batteries pour VE. La chimie des batteries Lithium-Fer-Phosphate (LFP) est moins performante que les chimies NMC ou NCA, mais est moins gourmande en minerais critiques.

Enfin, une dernière piste mise sur le recyclage de batteries usagées pour récupérer des minerais à partir de mines urbaines. Cette piste technologiquement émergente, au modèle économique à consolider, nécessitera d’importants investissements en recherche et développement.

Combinées, ces différentes solutions peuvent permettre aux industriels européens de limiter leurs vulnérabilités. Mais les technologies des batteries sont au cœur de nouvelles rivalités de pouvoir sur et pour des minerais. La crise actuelle des semi-conducteurs illustre bien tous les dangers provoqués par des ruptures d’approvisionnement de composants essentiels à une chaîne de valeur. La sécurisation des approvisionnements en minerais constitue un véritable défi pour assurer l’autonomie stratégique de l’Union européenne dans un monde à bas carbone.

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Notes

(1) « Europe sees e-vehicle battery self-sufficiency by 2025 », RFI, 12 mars 2021 (https://​www​.rfi​.fr/​e​n​/​b​u​s​i​n​e​s​s​-​a​n​d​-​t​e​c​h​/​2​0​2​1​0​3​1​2​-​e​u​r​o​p​e​-​s​e​e​s​-​e​-​v​e​h​i​c​l​e​-​b​a​t​t​e​r​y​-​s​e​l​f​-​s​u​f​f​i​c​i​e​n​c​y​-​b​y​-​2​025).

(2) « The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions », IEA Report, mai 2021 (https://​www​.iea​.org/​r​e​p​o​r​t​s​/​t​h​e​-​r​o​l​e​-​o​f​-​c​r​i​t​i​c​a​l​-​m​i​n​e​r​a​l​s​-​i​n​-​c​l​e​a​n​-​e​n​e​r​g​y​-​t​r​a​n​s​i​t​i​ons).

(3Global EV Outlook 2021, IEA, avril 2021, p. 75 et 86 (https://​www​.iea​.org/​r​e​p​o​r​t​s​/​g​l​o​b​a​l​-​e​v​-​o​u​t​l​o​o​k​-​2​021).

(4) IEA Report, op. cit., mai 2021.

(5) Emmanuel Hache et al., « Pourquoi parle-t-on de “criticité” des matériaux ? », The Conversation, 23/10/2018 (https://​theconversation​.com/​p​o​u​r​q​u​o​i​-​p​a​r​l​e​-​t​-​o​n​-​d​e​-​c​r​i​t​i​c​i​t​e​-​d​e​s​-​m​a​t​e​r​i​a​u​x​-​1​0​5​258).

(6IEA Report, op. cit., mai 2021.

(7Ibid.

(8) BP, 2021.

(9IEA Report, op. cit., mai 2021.


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