ANALYSES

Situation en Ukraine : quand la guerre accentue la fragilité des précaires

Interview
27 avril 2022
Le point de vue de Jean-François Corty


Au 63e jour de la guerre en Ukraine, les combats s’intensifient à l’est du territoire ukrainien et la situation demeure préoccupante pour les populations civiles coincées dans les zones de siège. Après de multiples échecs, l’évacuation des civils piégés dans l’usine Azovstal dans la ville ukrainienne de Marioupol est au cœur des négociations entre la Russie et la communauté internationale pour permettre l’intervention des acteurs humanitaires. Quel est le bilan de la situation dans les zones de siège et les zones récemment libérées ? Quelles sont les conséquences du conflit sur les populations les plus vulnérables et quelles sont les nouvelles priorités pour les acteurs humanitaires ? Le point avec Jean-François Corty, chercheur associé à l’IRIS, spécialisé sur les questions d’actions humanitaires et d’inégalités sanitaires.

Quelle est l’évolution de la situation humanitaire en Ukraine pour les déplacés et les populations présentes dans les zones de siège et les zones libérées ?

Le conflit en Ukraine touche de plein fouet les populations civiles et n’évolue pas en faveur d’une amélioration des conditions. Même si les troupes russes se sont retirées fin mars de la région de Kiev et du nord de l’Ukraine, les combats s’intensifient dans le Donbass et le sud du pays. En effet, les villes ukrainiennes sont toujours sujettes à des frappes incessantes notamment à Marioupol et Odessa. Kharkiv reste partiellement bloqué par les forces russes ce qui entraîne des difficultés d’intervention pour les autorités ukrainiennes, les acteurs internationaux et humanitaires. De plus, la prise en charge des survivants dans les zones libérées (Kiev, Irpin) est un enjeu majeur du conflit puisque les populations sont dans des conditions sanitaires et sociales préoccupantes.

En outre, au fur et à mesure de l’aggravation du conflit, il y a une augmentation très nette du nombre de réfugiés. Le Haut-Commissariat aux réfugiés estime à 8,3 millions le nombre total de réfugiés ukrainiens qui vivront hors du pays à la fin de l’année, et plus de 7,7 millions de déplacés à l’intérieur du pays.

Pourquoi la mise en place d’un corridor humanitaire est-elle si complexe dans les négociations ?

Depuis le début du conflit, 300 000 personnes ont bénéficié des corridors humanitaires. La notion de corridor humanitaire reste très présente dans la communication du conflit, car elle fait partie des points de négociation entre les autorités russes et ukrainiennes.

Néanmoins, depuis début mars, l’ouverture de couloirs humanitaires pour évacuer les civils de Marioupol ne cesse d’être annoncée puis finalement reportée, les deux pays frontaliers s’accusant mutuellement de ne pas coopérer. Malgré les tentatives internationales de la France, la Grèce et la Turquie d’organiser des convois, la situation reste inchangée. Ces corridors peinent à exister, car il n’y a pas d’acteur neutre capable d’agir à une échelle locale pour contribuer à sécuriser les voies de sorties des corridors et rassurer les bénéficiaires. En effet, par le biais de ces couloirs humanitaires, les forces russes font pression psychologiquement sur les forces ukrainiennes incapables de venir libérer et soutenir les populations situées dans les zones de sièges. Actuellement, les Russes sont à la manœuvre sur les négociations, mais aussi sur la sécurisation des voies de sortie ce qui est difficilement acceptable pour les populations civiles qui ont subi les bombardements russes.

À Marioupol, on estime qu’environ 100 000 civils sont pris au piège, retranchés dans les galeries souterraines du complexe métallurgique d’Azovstal dans des conditions dramatiques, leur évacuation étant toujours impossible. Une possibilité de trêve dans les combats à Marioupol a été évoquée pour permettre la libération des civils, mais cet accord à échouer, les conditions n’ayant pas été réunies. Les civils qui restent sur place vivent dans des conditions d’insalubrité inquiétantes avec des réserves d’eau, de nourriture et de médicaments qui s’amenuisent de jour en jour. D’un point de vue sanitaire, il y a une incapacité pour les blessés et les malades chroniques restés sur place à bénéficier de soins et de médicaments. Les Nations unies peuvent intervenir via les agences comme l’Unicef dans le soutien aux déplacés et aux réfugiés, mais n’arrivent pas à être opérationnelles dans les lieux ou les sièges s’expriment de manière intensive.

Quels sont les besoins objectifs des acteurs humanitaires et les nouvelles priorités pour les populations situées sur place et restées dans les zones de sièges ?

D’une part, les réfugiés sont pris en charge par les pays européens et les pays limitrophes.  À l’échelle européenne, il y a une énergie, une volonté politique et des moyens qui sont mis en avant par les autorités pour accueillir les réfugiés dans de bonnes conditions. D’autre part, à l’échelle locale, les autorités ukrainiennes arrivent à assurer les soins pour les déplacés, mais ils ont besoin de donations en matériel médical pour assurer les suivis médicaux et les chirurgies de guerre.

De fait, la guerre accentue de manière considérable les vulnérabilités des populations les plus précaires de la même manière que le conflit au Yémen où on a pu observer une dégradation massive du système de santé occasionnant davantage de morts que des violences directes tels que les bombardements. Dans les zones de guerre ukrainiennes, les malades chroniques, les handicapés, les personnes âgées sont inévitablement très exposés à la guerre et sont dans l’incapacité de fuir et de se projeter ailleurs. Ils ne sont pas soutenus économiquement et ne bénéficient pas de réseaux de solidarité pour leurs prises en charge au cours de leurs déplacements notamment pour des personnes ayant des troubles mentaux très lourds. Les personnes en situation précaire sont aussi la cible de massacres et d’exactions comme ce fut le cas à Irpin et à Boutcha. Dans un tel contexte, la mise en place d’une intervention humanitaire comportant l’évacuation des zones de combat et suivi des personnes déplacées avec une forte composante en santé mentale et en gériatrie prend une dimension essentielle. Ainsi, la priorité pour les humanitaires, en plus de faire des dons sur de la médecine d’urgence, est aussi d’accompagner la prise en charge des pathologies chroniques  et psychiatriques pour des personnes subissant une exposition continue à des facteurs de stress extrêmes.

Les acteurs humanitaires doivent donc désormais faire face à de nouveaux champs d’opérationnalité représentant une réelle plus-value en complémentarité de l’action des autorités ukrainiennes.

 
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