ANALYSES

L’Ukraine efface l’Éthiopie, et pourtant !

Tribune
13 avril 2022
par Patrick Ferras, président de l’association Stratégies africaines, enseignant à IRIS Sup’ et spécialiste de l’Éthiopie


Il ne viendrait à l’idée de personne en ces temps troublés de comparer ces deux États. Après le Covid-19, les médias et nos hommes politiques se sont focalisés sur le conflit en Ukraine. Le reste est oublié. Engagements militaires, résistance, victimes, fake news et désinformation font la Une, quotidiennement. Si le conflit en Ukraine, aux portes de l’Europe, est un événement important dont il fallait se saisir, son traitement par rapport à d’autres situations met en relief un certain manque de cohérence de notre politique étrangère.

Que se passe-t-il en Éthiopie ?

La guerre civile dans ce pays de la Corne de l’Afrique a commencé dans la nuit du 3 au 4 novembre 2020 et elle se poursuit à ce jour. 18 mois de victoires, de défaites, d’avancées, de reculs pour les combattants. D’un côté, l’armée éthiopienne (Ethiopian National Defense Forces – ENDF) aidée depuis les premières heures du conflit, voire avant, par l’armée érythréenne (Eritrean Defense Forces – EDF), les milices amhara et afar. De l’autre côté, les forces de défense du Tegray (TDF). Le premier signal[1] faible fut la conséquence majeure de l’accord de paix de 2018, la région État du Tegray devenait une région en état de siège dont la seule porte de sortie passait par le Soudan[2]. Cette possibilité fut vite réduite à zéro par l’offensive militaire des ENDF et de leurs alliés. L’alliance entre l’Éthiopie, l’Érythrée et la Somalie[3] pouvait être considérée comme un second signal faible prélude à cette guerre.

Depuis la fin de l’année 2021, les Tegréens se sont repliés dans leur région et souhaitent un accord. L’état de siège est toujours en vigueur et si les canons font moins de bruit, la famine est là. L’aide humanitaire médiatisée n’arrive qu’au compte-goutte et les espoirs de cessez-le-feu ou d’accord de paix ne sont qu’illusion sauf peut-être pour l’Union africaine (UA) ou quelques envoyés spéciaux qui viennent compliquer la situation plutôt que de la simplifier. Ce conflit ne donna lieu à aucun débat ni compte-rendu[4] lors du sommet de l’UA de 2022 qui annonçait une année dédiée à la lutte contre la malnutrition. Le nouveau président de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement, Macky Sall, ne semble pas avoir voulu vexer son hôte à Addis Abeba au vu de la situation dans le Nord du pays. Il faut reconnaître que les chefs d’État et de gouvernement étaient peu nombreux à la grand-messe annuelle en Éthiopie ! Ils étaient en revanche très présents au sommet UE-UA à Bruxelles (17 et 18 février 2022), ce qui en dit long sur le potentiel de mobilisation de l’UA et l’intérêt des États membres pour cette institution. À Addis Abeba, on collecte les cotisations ; à Bruxelles, un potentiel de 150 milliards d’investissements est annoncé pour 2022-2030. Les envoyés spéciaux, quant à eux, par leur méconnaissance de ce pays viennent avec des idées toutes faites issues d’analyses prodiguées à plusieurs milliers de kilomètres.

Où en est-on ?

La situation au Tegray mérite quelques données. Une estimation de 2 ou 300 000 morts (combattants des deux côtés, civils, réfugiés érythréens) est loin d’être démesurée. Les exactions commises par l’ensemble des belligérants font l’objet de comptes-rendus sévères et argumentés[5]. Une commission des Nations unies a la charge de faire le point sur les viols, les massacres des populations, mais il faudra aussi analyser les pillages, les incendies de monuments, d’édifices religieux, les destructions d’infrastructures hospitalières et des capacités agricoles dans le Nord.

Le conflit s’est étendu à plusieurs régions, amhara et afar, mais aussi oromo et d’autres, car des mouvements d’opposition se sont alliés au Tegréens. Un dialogue national et de réconciliation lancé par le gouvernement (décembre 2021) ne débouchera sur aucune décision importante tant qu’il ne sera pas inclusif. Or, certains alliés du Premier ministre s’y opposent. Les revendications tegréennes majeures sont de pouvoir accéder aux services, eaux, électricités, banques dont ils sont dépourvus depuis plus de 500 jours et de revenir aux frontières de la région d’avant le début du conflit.  Ce dernier point concerne notamment la région du Wolkayt (ouest du Tegray) occupée principalement par les milices amhara depuis le début de la guerre.

Une trêve humanitaire[6] a été déclarée par les autorités d’Addis Abeba le 24 mars 2022. Les Tegréens l’ont acceptée, mais les deux belligérants réclament des gestes de bonne volonté qui montrent que nous sommes loin d’un accord pouvant être une base de travail à long terme.

Que faire ?

Abiy Ahmed, le Premier ministre, est dans une spirale positive quant à la situation sur le terrain. Sur le plan économique, l’Éthiopie s’enfonce. L’inflation sur les prix alimentaires est supérieure à 40 %, le manque de devises réduit les importations. Les Éthiopiens, même les plus farouches partisans du Premier ministre (PM) souffrent. À Addis Abeba, la majeure partie de la population ne vit plus, mais survit. Au Parlement, totalement acquis au PM, les questions sur cette situation fusent et les réponses d’Abiy Ahmed, très surprenantes, sont largement transformées en vidéos ironiques et montrent à quel point la fracture sociale se creuse.

Un cessez-le-feu ou une trêve doivent être signés par le Premier ministre et le leader du TPLF sans condition. La guerre et ses conséquences économiques (dont le financement des achats de matériels militaires) sont sans commune mesure avec l’enjeu envisagé en novembre 2020. Cet accord doit donner lieu à un plan d’action clair et réaliste.

Le plus difficile sera de remettre le problème du Tegray à son juste niveau. Il s’agit de mettre fin aux erreurs stratégiques de Abiy Ahmed et des alliances aventureuses. La relation avec l’Érythrée doit être revue et son président n’est pas un allié crédible pour l’Éthiopie. Au vu des exactions commises par les troupes érythréennes, le Conseil de sécurité des Nations unies devrait aussi sanctionner cet État tellement son potentiel de nuisances est important.

Quelles que soient les conséquences sur la recomposition politique en Éthiopie, les trois régions-États (amhara, afar et tegréenne) doivent retrouver la « souveraineté » sur leur territoire (d’avant le 3 et 4 novembre 2020, début de la guerre) et les combats doivent cesser. Parallèlement à ces premières mesures, une réforme du secteur de la sécurité devra être initiée. Comme le proposaient certains partis politiques lors des élections de juin 2021, il faut mettre fin à toutes les milices, forces spéciales et polices régionales. L’armée et la police doivent être fédérales. Cette évolution sera longue, car elle devra s’appuyer sur un retour en la confiance au pouvoir central. En le reconnaissant, le TPLF pourrait être autorisé à envoyer ses députés élus en septembre 2020 (lors d’élections non reconnues par Addis Abeba) au Parlement. Cette mesure sera sans effet sur la composition actuelle de cette institution, mais elle resterait un signe d’ouverture.

Des mesures rapides doivent être annoncées et faire l’objet d’un calendrier précis. Il s’agit de la libération et du retour des prisonniers dans leurs foyers. L’exclusion des Tegréens des administrations doit donner lieu à un dédommagement étudié par le Parlement. Le rétablissement des services et donc du « retour » de la région-État du Tegray dans l’espace politique éthiopien doit être lancé. La liberté de circulation en Éthiopie doit être rétablie, les axes routiers libérés et surveillés pour permettre à l’aide humanitaire de circuler rapidement et d’atteindre ses objectifs dans les plus brefs délais (dans les trois régions du Nord).

Ces engagements sont conséquents, mais sont les seuls à pouvoir rétablir rapidement l’Éthiopie dans le concert international. L’argent existe ! L’Union européenne, le FMI, la Banque mondiale et les autres partenaires n’hésiteront pas pour un retour à la paix dans la Corne de l’Afrique.  Mais, il faudra un engagement fort du Premier ministre, sans équivoque. Et le TPLF devra lui aussi faire des concessions. Là réside la plus grande difficulté, dans le dialogue et le respect des engagements.

Quant à l’avenir du Tegray au sein de la République démocratique fédérale d’Éthiopie, il pourrait être un objectif pour 2024 (analogie avec le referendum pour l’indépendance de l’Érythrée qui fut organisé en 1993, deux ans après la chute de Mengistu).

Enfin, il faudra établir combien d’Éthiopiens civils et militaires sont tombés lors de ce conflit. Même approximatif, ce nombre doit être officiel, car il marquera l’Histoire éthiopienne et sera, peut-être un moyen d’éviter à l’avenir une telle hécatombe.

L’Ukraine a effacé le conflit éthiopien. Si prompt à monter au créneau pour dynamiser l’Union européenne, le président Macron[7] est resté très, trop silencieux sur notre engagement en Éthiopie. Patrie des droits de l’Homme, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, la France ne peut se contenter d’une diplomatie « discrète » vis-à-vis d’Addis Abeba. Il ne fait nul doute que cette absence de véritable prise de position sera une nouvelle fois interprétée par les Africains et nuira à nos intérêts économiques sur le continent.

———————–

[1] Un joli terme qui existe sous une autre forme…tout simplement un indice d’alerte.

[2] Des territoires tegréens devaient être rendus à l’Érythrée selon les décisions de la Commission de démarcation de la frontière (2002).

[3] Cette alliance scelle des relations entre trois États dont l’un est un État failli (la Somalie), le second est absent de toute implication dans les relations internationales (l’Érythrée) et le troisième est un pays en perte de vitesse depuis 2012 (l’Éthiopie).

[4] Ou alors, très secret.

[5] Dont lEthiopian Human Rights Commission.

[6] Le premier était intervenu le 28 juin 2021.

[7] Et bien sûr, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, comme les diplomates à Addis Abeba.
Sur la même thématique