ANALYSES

Quels défis humanitaires pose l’évolution de la crise ukrainienne ?

Interview
31 mars 2022
Le point de vue de Jean-François Corty


La poursuite des combats en Ukraine est à l’origine de mouvements migratoires internes et externes de plus en plus importants, tout en induisant une augmentation du besoin d’aide humanitaire sur le terrain. Mais cela implique des pratiques et des logistiques particulières pour les organisations humanitaires intervenant sur le terrain, qui doivent également gérer leur communication, notamment avec les différents acteurs du conflit. L’Union européenne, de son côté, est au premier rang quant à l’accueil des réfugiés et peut y trouver l’occasion de repenser sa politique migratoire globale.

Quels défis humanitaires pose l’évolution de la crise ukrainienne ? Éléments de réponse avec Jean-François Corty, médecin, ancien directeur des opérations de Médecins du Monde, chercheur associé à l’IRIS.

Quels sont les besoins humanitaires sur le terrain ukrainien et dans les pays limitrophes ?

Le conflit en Ukraine est toujours marqué par des combats violents et intensifs qui induisent des déplacements de population massifs sur un temps très court. Aujourd’hui, les agences internationales évoquent le chiffre de 4 millions de réfugiés qui ont quitté le pays vers la Pologne, divers pays d’Europe de l’Ouest et la Russie. Par ailleurs, les 6 à 7 millions de déplacés internes risquent aussi de continuer à croître si le conflit se poursuit. La diversité des situations liées à la guerre sur le territoire induit une aide  calibrée en fonction du contexte. Actuellement, il y a toujours des villes qui vivent sous la menace d’un siège ou de bombardements, ce qui rend l’acheminement de nourriture, d’éléments de survie ou d’équipes de secours beaucoup plus complexe, voire impossible. Par ailleurs, la stratégie de corridor humanitaire n’est pas très fiable et ne fonctionne pas significativement. Il n’y a toujours pas d’acteurs tiers, c’est-à-dire qui n’est pas partie prenante au conflit, pour les accompagner, le CICR (Comité international de la Croix-Rouge) ne parvenant pas à s’imposer comme tel. L’initiative aussi inattendue qu’improbable de la France, la Turquie et la Grèce pour apporter de l’aide aux habitants de Marioupol reste aussi très incertaine. Aucune ville n’est à l’abri et les besoins humanitaires sont de plus en plus importants. Cependant, la comparaison qui apparaît dans le débat public avec la situation de la guerre civile en Syrie n’est pas forcément justifiée. Effectivement, les bombardements indistincts de la part de l’armée russe sur les hôpitaux, les centres de santé et sur les sites civils sont réels. Mais l’Ukraine bénéficie malgré tout d’un fort réseau de solidarité, avec d’importants dispositifs de prise en charge, ce qui différencie sa situation très médiatisée du contexte syrien. Il y a donc à la fois des similitudes au travers des pratiques guerrières (sièges, bombardements civils), mais dans un contexte général bien différent.

Quelles sont les évolutions de la réponse humanitaire et ses limites ?

Aujourd’hui, il est toujours extrêmement difficile pour les acteurs humanitaires et étatiques d’intervenir en zone de siège. Cela représente une grande limite opérationnelle pour des raisons d’accès et de sécurité. S’agissant de la prise en charge des déplacés internes, la réponse est relativement bien gérée par les autorités ukrainiennes. L’Ukraine a des ressources et la capacité de s’organiser pour répondre aux besoins vitaux, aux questions de logements et pour gérer l’accès aux soins. Évidemment, la réponse prioritaire concerne la prise en charge des blessés et des soins primaires d’urgence. Mais cette situation sert de catalyseur à des enjeux plus problématiques à long terme, notamment le traitement de maladies chroniques, tel que le VIH, l’hépatite, la tuberculose, les cancers ou la gestion des troubles psychiatriques. Il s’agit de problématiques déjà très prégnantes avant le conflit : toutes les maladies chroniques déjà un peu négligées le sont encore plus, ce qui implique la mise en place de modalités d’interventions humanitaires plus techniques d’un point de vue médical comme cela avait été le cas lors du dernier conflit au Liban. Il s’agit de faire face à des usagers sous traitements de maladies chroniques qui n’ont plus la capacité de les prendre, ou de faire face à une prise en charge de pathologies plus conséquentes. Concernant la gestion de la sécurité des équipes et des voies d’approvisionnement logistiques, la prudence est de mise, car tout le territoire est sous la menace de bombardements. Les réfugiés, eux, sont toujours nombreux à transiter par la Moldavie ou la Pologne, avant d’atteindre la France, l’Espagne, le Portugal ou l’Allemagne. La mobilisation européenne est très importante sur ce sujet. Toutefois, sur certains terrains, on assiste parfois à un « cirque humanitaire » : de nombreux acteurs, plus ou moins organisés, agissent au nom d’une solidarité citoyenne légitime et interviennent aux frontières, ce qui implique une importante et parfois difficile coordination. Il y a aussi des réfugiés présents sur le territoire russe, dont on ne sait pas s’ils ont été déplacés de force.

La question se pose désormais de savoir comment communiquer, pour les organisations humanitaires, sur les interventions afin d’assurer l’effectivité de leurs programmes. Dans quelle mesure faut-il continuer à communiquer et comment avec les parties prenantes au conflit, notamment avec les forces russes ?

Quels mécanismes de solidarité sont mis en place entre les pays européens pour permettre l’accueil des millions d’exilés ukrainiens ?

L’Europe redécouvre la violence de la guerre et la vertu de l’accueil. Même si de nombreux pays se montrent spontanément ouverts et disponibles, les besoins de coordination vont devenir réels. L’Europe a activé pour la première fois une directive permettant une protection temporaire en cas d’afflux massif de réfugiés, ce qui finalement impose et engage la grande majorité des pays européens à ouvris des droits (au séjour, travail, logement, aide sociale et médicale) et accueillir dans de bonnes conditions les réfugiés qui fuient la guerre. On a vu une forme de proportionnalité entre ce que vivent des réfugiés venant d’autres zones de violence, notamment du Yémen, de Syrie ou d’Afghanistan. La question des quotas ne se pose pas encore, mais pourrait devenir problématique, à l’image de l’échec des accords de réadmission des réfugiés de 2015, certains pays refusant de soulager la Grèce et l’Italie qui étaient en première ligne.

Concernant les réfugiés ukrainiens, il va être intéressant de voir comment les pays européens vont s’organiser pour la prise en charge à plus long terme. Dans ce contexte, l’Europe redécouvre la valeur de l’accueil des exilés et l’intérêt d’une solidarité entre États. On pourrait espérer qu’elle reconsidère certains aspects délétères de sa politique migratoire, notamment la baisse drastique de voies légales d’entrée sur son territoire qui induit une augmentation de la mortalité migratoire, ainsi que les négociations directes avec certains groupes, notamment en Libye, qui contiennent les exilés à distance en se livrant à des tortures et de la traite d’êtres humains.

 
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