ANALYSES

Guerre en Ukraine : quelles perceptions et quel impact en Afrique ?

Interview
28 mars 2022
Le point de vue de Caroline Roussy


L’abstention de plusieurs États africains lors du vote à l’Assemblée générale de l’ONU le 2 mars dernier pour adopter une résolution qui « exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine » a interrogé. Aussi comment la guerre est-elle perçue sur le continent ? Doit-on la lire à l’aune d’un retour supposé de l’influence russe alors qu’on observe une expansion du groupe paramilitaire Wagner sur le continent ? Et quel est l’impact de la guerre russo-ukrainienne notamment sur la question de la sécurité alimentaire ? Le point avec Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS, en charge du programme Afrique/s.

L’expérience militaire française au Mali a été bouleversée par la montée en puissance du groupe Wagner. Quelle est l’implantation du groupe Wagner en Afrique ? Pourquoi parle-t-on aujourd’hui d’un retour de la Russie sur le continent africain ?

L’opération Barkhane n’a pas été bouleversée par l’immixtion du groupe Wagner au Mali. La question d’un redéploiement et d’une réduction de la voilure avait déjà été annoncée par le président français dans son discours du 10 juin 2021. Conformément à cette décision, le cœur du dispositif opérationnel français a été recentré dans la zone dite des trois frontières. Trois bases devaient rester : Gossi, Gao et Ménaka. La dégradation des relations politico-diplomatiques exposées sur la place publique entre Paris et Bamako a achevé d’entériner le retrait de Barkhane et la fin de cette opération. Ces dispositions ont été actées lors du discours du président Macron le 17 février 2022. Dans cette séquence marquée par une escalade de la violence verbale et de désaccords majeurs, l’arrivée de Wagner n’a été qu’un facteur conflictuel parmi d’autres.

La montée en puissance du groupe Wagner est sans doute à relativiser et doit être définie. Dans les représentations, s’il y a un engouement de la part de certains Maliens, et donc présuppose une confiance dans les capacités opérationnelles de ces miliciens, il faut le mesurer à l’aune de l’accueil triomphal qui avait été réservé à Serval. Seules la moyenne et la longue durée permettront de tirer des analyses plus fines. Si l’étalon de la montée en puissance se mesure à l’aune du nombre de miliciens déployés, dans le cas d’espèce les chiffres connus sont instables – ou à tout le moins ils ne sont pas publics -. Ce dénombrement est d’autant plus difficile qu’il faut compter au Mali avec la présence d’instructeurs et de mécanicien russes en charge de la maintenance de l’armement. Le rapport qualité/prix des armes russes rend, en effet, leur achat plus intéressant et pas seulement au Mali… Y a-t-il des porosités dans le rôle de ces différents acteurs russes ? La question peut seulement être soulevée sans être corroborée ou infirmée. Selon les informations « officielles », 1000 hommes seraient déployés contre un défraiement de 10 millions de dollars par mois. Une partie de ces hommes serviraient de garde prétorienne au gouvernement de transition pour prévenir tout coup d’État à l’encontre de ses membres. Une autre partie serait déployée à Tombouctou. Si des opérations contre les djihadistes ont été menées, des morts sont enregistrés des deux côtés. Des exactions commises par les miliciens russes ont d’ores et déjà été dénoncées. Le verrouillage de l’information par les autorités maliennes – suspension entre autres de RFI et de France 24 qui n’est que l’écume de la censure – pourrait en revanche entretenir l’illusion d’une montée en puissance de ce groupe paramilitaire.

Outre des accords bilatéraux en matière de sécurité et de défense entre la Russie et des pays africains, le groupe Wagner étend son implantation sur le continent.

 



Cette pénétration est intéressante et interroge à maints égards. Longtemps, il a été convenu d’avancer que la présence de Wagner était opportuniste avec pour mission la déstabilisation des Occidentaux – ce qui, du reste, semble en ligne avec la position du Kremlin – et l’implantation seulement tactique dans des États dits faillis. Cependant, la cartographie de ces milices montre qu’une continuité géographique se dessine progressivement et semble suivre des axes obliques (Est/Ouest) et verticaux (Nord/Sud). Une analyse précise des missions de Wagner (soutien militaire, politique…), leurs bilans dans chacun des pays où le groupe est implanté permettraient sans doute de montrer qu’une stratégie globale moscovite se déploie à l’échelle du continent.

Le retour supposé de la Russie en Afrique mérite quelques précisions. La Russie n’a jamais réellement quitté le continent africain. La fin de la Guerre froide et in fine l’implosion de l’URSS ont entraîné, dans une période de restructuration et d’affaissement économique, un repli sur les affaires intérieures. Néanmoins depuis le début des années 2000, les Russes comme les Chinois, les Turcs, etc., sont des partenaires économiques de nombreux pays africains. Sans aucun doute, le Sommet de Sotchi en 2019 a été perçu comme un moment lige : valorisation de l’armement russe présenté à une quarantaine de chefs d’État et accessoirement tribune des activistes acquis au « dégagisme » français. Cette séquence couplée avec l’immixtion des milices de Wagner dans l’ancien pré carré français, qui du reste avait commencé en Centrafrique, orientent les lectures et laissent croire à un retour alors qu’une mise en perspective historique pourrait montrer que c’est un processus accidenté et non linéaire.

Quels sont les liens économiques et commerciaux que noue la Russie avec les pays du continent africain ? Quelles peuvent être les conséquences du conflit russo-ukrainien notamment sur la sécurité alimentaire des pays africains ?

Par rapport à d’autres puissances comme la Chine, les échanges russes avec le continent africain restent faibles. Selon une analyse de l’agence ecofin, « en 2020, la Russie a exporté pour 12,4 milliards $ de biens vers l’Afrique. En contrepartie, les pays africains n’ont vendu que 1,6 milliard $ de marchandises à la Fédération de Russie. Ce qui entraîne un déficit commercial de 10,8 milliards $ pour le continent. Cependant, la Russie ne détient que 2,4% de parts de marché en Afrique contre 19,6% pour la Chine, de loin le premier fournisseur du continent, 5% pour les États-Unis, la France ou l’Inde ».

Les principaux produits exportés par la Russie sont l’armement et le blé. Témoin néanmoins d’une diversification de ses activités sur le continent, lors du Sommet de Sotchi, elle a avancé vouloir investir dans les infrastructures, la santé, etc. À voir si ces promesses pourront être tenues… mais elles témoignent d’une réflexion holistique de la pénétration russe sur le continent. Les produits importés concernent, quant à eux, les fruits et les minerais.

La conjoncture actuelle de guerre en Ukraine ne permet pas encore de mesurer l’impact sur les relations économiques et les pays africains qui sont engagés avec elle. Néanmoins la question de la dépendance à l’égard du blé pose une nouvelle fois la question de l’insécurité alimentaire et l’absence de souveraineté en la matière de la part de nombreux pays africains. Ce problème structurel resurgit à la faveur de crises : 2008, les émeutes de la faim dans un contexte de crise financière ; 2019, le début de la pandémie qui a réduit le trafic maritime et a subséquemment entraîné une augmentation des prix.  Aujourd’hui l’Égypte, le Soudan, le Nigeria, la Tanzanie, l’Algérie, le Kenya et l’Afrique du Sud, qui dépendent particulièrement du blé russe, sont confrontés à des risques de tensions, tout comme les pays tributaires du blé ukrainien.



Cette situation soulève de vives inquiétudes, notamment avec l’augmentation des prix à l’approche du ramadan qui est toujours une période de tensions sur le prix des denrées de base. Selon les Nations unies, la poursuite de la guerre, qui empêcherait les récoltes à venir en Ukraine et en Russie, pourrait entraîner une hausse de 22% du prix du blé.  Avant le début des opérations russes en Ukraine, selon le directeur de la Banque africaine de développement (BAD), « quelque 283 millions de personnes souffraient déjà de la faim ». Les perspectives sont loin d’être optimistes… Des scénarios de crises sociales et politiques doivent être envisagés.

Le continent concentre la moitié des États abstentionnistes (17 sur 35) concernant le vote de la résolution de l’ONU condamnant l’intervention russe en Ukraine. L’Érythrée fait partie des cinq pays qui se sont opposés à la résolution (avec la Russie, la Biélorussie, la Corée du Nord et la Syrie). Comment interpréter cela ?

L’abstention est un message politique. Il est polysémique et doit, par conséquent, être analysé au cas par cas. Le non-alignement ne saurait être convoqué ici, car cela signifierait qu’il y ait une idéologie ou à tout le moins un accord entre les différents pays africains qui se sont abstenus. S’il convient de rappeler que la majorité des pays africains ont voté la condamnation de l’intervention russe en Ukraine, l’abstention doit être décryptée à l’aune d’une conjoncture de défiance à l’égard des puissances occidentales et/ou de calculs diplomatiques arrimés à une arithmétique militaire et/ou économique (partenariats avec la Russie, la Chine et/ou de pays occidentaux) qui semblent montrer la prévalence de la défense d’intérêts nationaux.

L’abstention du Sénégal, plutôt classé dans le « camp » des démocraties, a étonné. Plusieurs hypothèses ont été avancées comme celle d’une précaution un an après les manifestations anti-françaises. Ces questions d’ordre intérieur ne sont sans doute pas à obérer. Toutefois compte tenu de la présidence de Macky Sall à la tête de l’Union africaine, et sans doute informé des positions contrastées de ses pairs, il est plus vraisemblable qu’il ait souhaité maintenir une cohésion diplomatique afin d’avancer sur des chantiers prioritaires propres au continent africain. Il a, toutefois, condamné avec la plus grande fermeté le racisme perpétré à l’encontre des étudiants africains empêchés de quitter l’Ukraine au titre de réfugiés pourtant accordé aux Ukrainiens au motif spécieux avancé par certains Occidentaux que la proximité civilisationnelle serait plus grande avec les Ukrainiens. Cet arbitrage des (in)élégances par les Occidentaux laissera, sans aucun doute, des traces dans la structuration des rapports de force à venir.

Enfin, certains pays ont pu s’abstenir ou ne pas voter, car ne se sentant pas concernés.

Pour ce qui concerne les pays francophones  membres de l’OIF qui se sont abstenus à l’ONU le 2 mars – et sans connaître le détail du vote qui n’est pas public –  on observe que le 16 mars, réunis en Conférence ministérielle francophone (CMF), une résolution a été adoptée par consensus qui réprouve « avec vigueur et dans les termes les plus énergiques l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie et condamne les violations du droit international, des droits de l’Homme et du droit humanitaire qui en découlent, y compris la violation de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine ». Cette résolution peut apparaître contradictoire avec le vote à l’ONU en date du 1er mars dernier, elle traduit un processus de recompositions géopolitiques en cours dont les lignes ne sont pas encore clairement définies.

Quant à l’Érythrée, passible de sanctions étatsuniennes depuis l’automne 2021 pour son rôle dans la guerre en Éthiopie et qui s’est rapprochée de la Russie, sa position ferme et donc son refus de ne pas condamner l’intervention russe en Ukraine est un parti pris contre les Washington et in fine en faveur de Moscou.

 

 
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