ANALYSES

Conflit en Ukraine : quels enjeux humanitaires actuels ?

Interview
15 mars 2022
Le point de vue de Jean-François Corty


Face à l’escalade du conflit ukrainien, les inquiétudes concernant l’aide humanitaire se font de plus en plus ressentir. Le conflit s’enlise de jour en jour et les bombardements de l’armée russe touchent de plein fouet la population civile. Environ 12 millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire vitale, selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA). Les défis liés aux évacuations se révèlent être de plus en plus périlleux pour les humanitaires, dans un contexte où les besoins des populations ne cessent de s’accroître. Comment s’adapte l’aide humanitaire en Ukraine ? Quelles sont les difficultés ? Le point avec Jean-François Corty, médecin, ancien directeur des opérations de Médecins du Monde, chercheur associé à l’IRIS.

Quelle est la réalité des besoins humanitaires sur le terrain, dans un contexte de guerre totale où terroriser les civils est une stratégie ?

Aujourd’hui, l’Ukraine est le théâtre d’un conflit extrêmement violent, intense, à large échelle, où de nombreuses grandes villes à forte densité de population sont la cible de bombardements permanents avec un climat continental froid qui accentue la gravité de la situation. Depuis le début du conflit, on observe trois niveaux de besoins humanitaires liés aux pratiques militaires de l’armée russe qui, aujourd’hui, ne discerne plus les civils des sites militaires.

Tout d’abord, ce conflit induit un nombre de réfugiés conséquent dans un laps de temps très court. Aujourd’hui, plus de 2 millions de réfugiés ont quitté le pays en moins de 10 jours, en grande majorité vers l’Europe de l’Ouest. Notamment en Pologne, mais aussi en Roumanie, en Moldavie, et dans les pays frontaliers, où l’aide internationale s’organise. Une organisation est nécessaire dans ce cas, mais ce sont des pays relativement riches qui ont la capacité de pouvoir absorber dans de bonnes conditions beaucoup d’exilés, majoritairement des femmes et des enfants, avec de fait un soutien de toute la communauté européenne qui prendra sa part. La situation est bien distincte de celle de la crise des réfugiés de 2012 où les accords de réadmission censés soulager la Grèce et l’Italie n’avaient pas fonctionné. Ici, on a l’impression que l’Europe va jouer le jeu de soulager les pays de proximité. Par ailleurs, les profils des réfugiés sont en train d’évoluer. Analogiquement à toutes les zones de conflits, les personnes qui ont la capacité de partir le plus vite sont plutôt aisées avec des réseaux de solidarité importants. Ensuite, on bascule sur des personnes avec des profils économiques moins conséquents et donc une capacité de mobilité moindre pour trouver du soutien. De façon générale, les civils en déplacement ne restent pas à la frontière. Pour l’instant, il n’y a pas de camps, ce sont plutôt des centres de transit. Évidemment, les perspectives quantitatives concernant le nombre de réfugiés sont conséquentes : on estime entre 5 à 7 millions de réfugiés potentiels. Un nombre qui variera d’ailleurs, en fonction de l’intensité ascendante ou descendante des combats.

Concernant les besoins en Ukraine, l’un des enjeux est le soutien aux déplacés internes. Nombreux sont ceux qui ont fui les lignes de front et qu’il s’agit de mettre à l’abri et de leur assurer du point de vue médical, une continuité des soins. À savoir, des soins primaires d’urgence, mais aussi des prises en charge pour les maladies chroniques (hypertension, diabète, cancer, VIH, etc.).

Il est en revanche quasiment impossible de pouvoir sortir les personnes qui sont actuellement sur les zones de siège (Marioupol, Kharkiv…), les villes étant soumises à des bombardements répétitifs sur des établissements civils. À Marioupol notamment, un défi majeur humanitaire se pose, car ce sont des centaines de milliers de personnes qui vont être en rupture d’eau, d’électricité et d’accès à la nourriture. Aujourd’hui, les corridors humanitaires ne sont pas totalement fonctionnels et sont utilisés comme une arme de guerre par les belligérants, notamment l’armée russe.

Quelles sont les difficultés de l’intervention humanitaire en Ukraine ?

L’intervention humanitaire correspond aux trois niveaux de besoins évoqués précédemment.

Tout d’abord, le soutien aux zones de passages pour les réfugiés, où l’on fait les premiers soins si nécessaire. La coordination des initiatives plus informelles de toute l’Europe qui se mobilise pour donner des couvertures, de la nourriture et participer à la continuité des soins s’organise avec les pays d’accueil et de transit. Aujourd’hui, la situation humanitaire est gérée dans les zones frontalières et il s’agit ensuite de transférer les personnes dans les zones plus en profondeur des pays.

Sur le territoire ukrainien, la situation est beaucoup plus compliquée et les enjeux pour les acteurs humanitaires sont multiples. Il s’agit en premier lieu de répondre à des besoins importants à différents endroits du pays au même moment, puisque l’on observe qu’aucune zone n’est épargnée par le risque de bombardements. Les grandes métropoles ukrainiennes et les villes à proximité des zones de front représentent désormais des lieux où les besoins sont prégnants. Un double enjeu d’ailleurs, puisque les humanitaires doivent à la fois répondre à l’intensité des besoins et assurer en même temps la sécurité des équipes. Aujourd’hui, il est difficile de pouvoir approvisionner en matériel médical et en équipes les hôpitaux qui sont soumis à des sièges. Les acteurs humanitaires et les soignants sont donc potentiellement en danger. On assiste véritablement à une « course contre la montre » pour pouvoir anticiper les lieux qui seront demain de futurs sièges et réaliser en anticipation, de l’approvisionnement médical et matériel, afin d’assurer la continuité des soins d’urgence.

L’armée russe bombarde également aujourd’hui les zones frontalières polonaises. Toutes les voies de passage sont suspectes avec des bombardements de routes et de voies d’acheminements qui continuent, mettant par conséquent en danger les humanitaires qui les empruntent pour pouvoir approvisionner leurs opérations.

Quelles sont les limites de l’aide, dans la mesure où le droit humanitaire international n’est pas respecté comme dans beaucoup d’autres conflits ?

Le droit international dans ses prérogatives essaie d’humaniser la guerre au travers de la protection des civils et des aidants. Seulement, on observe comme dans d’autres conflits en Afghanistan, au Yémen et en Syrie, un non-respect de ces principes. Les bombardements des lieux de soins sont récurrents. Dans ces conditions, la communication humanitaire des États, comme celle des humanitaires, ne peut pas s’appuyer sur ce droit parce que, de fait, il ne va pas protéger et atténuer les souffrances des civils.

On a vu les autorités russes et ukrainiennes négocier des corridors humanitaires, mais on voit bien qu’ils participent à une forme de communication humanitaire perverse, notamment de la part de la Russie. Ces corridors sont des sources d’incertitudes, car peu souvent fonctionnels du fait des bombardements et tirs qui peuvent exister malgré leur mise en place, et cela accentue la pression sur les civils et leur moral. S’il n’y a pas un acteur tiers fiable qui sécurise ces voies de sorties, alors elles ne sont que relativement efficaces.

De surcroît, si celles-ci se font vers la Biélorussie et la Russie, il est compliqué de les accepter pour les citoyens ukrainiens, puisque ce sont ces mêmes acteurs qui bombardaient la veille leurs maisons. Cette stratégie militaire russe visant les civils a pour objectif d’accentuer la pression sur les autorités ukrainiennes, en parallèle des négociations.

Dans un contexte de guerre totale, la question des modalités opérationnelles se pose. Faut-il travailler dans des zones visibles ou plutôt dans des dispositifs plus cachés, dans des caves, comme on a pu le voir en Syrie ? Faut-il donner les coordonnées GPS des lieux de soins pour ne pas qu’ils soient bombardés ? Il faudra dans tous les cas s’adapter aux différentes situations d’urgence engendrées par le conflit et au comportement des forces militaires impliquées.
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