ANALYSES

La prééminence des droits humains, une nécessité trop souvent écartée

Tribune
14 mars 2022
Par Paul Chiron, juriste en droit des étrangers
 



« L’État de droit est la garantie que les autorités publiques agissent toujours dans le respect de la loi et des droits fondamentaux et sous le contrôle de juridictions indépendantes et impartiales, conformément aux exigences de la démocratie. Il nécessite une vigilance permanente. » Cette définition esquissée par François Molins, procureur général près la Cour de cassation, à l’occasion de la conférence des chefs de cours suprêmes des États membres de l’UE a le mérite de sa clarté et de son honnêteté. « [L’État de droit] nécessite une vigilance permanente ». C’est en ces mots que prend tout le sens de la déclaration du procureur général. L’État de droit, qui peut paraître être un acquis de longue date au sein du vieux continent et encore plus au sein des États membres de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe, nécessite en effet une attention permanente. Les attaques se multiplient et la défense de cet État de droit, c’est-à-dire la promotion de la prééminence fondamentale du droit sur le reste, ne doit souffrir d’aucun relâchement. La vigilance permanente de la promotion de l’État de droit est un combat et une responsabilité avant tout des trois pouvoirs. En effet, si le respect du droit pouvait sembler être une mission pour le pouvoir judiciaire ce n’est pas son apanage loin de là. Évidemment, le juge a un rôle clef dans ce combat. Il est en première ligne pour faire respecter les divers textes et notamment ceux sacralisant les droits et libertés. Comme l’indique la Constitution en son article 66 ; le juge judiciaire est garant des libertés individuelles ; mais le juge administratif devant contrôler les actes des pouvoirs publics et notamment ses excès de pouvoir est également, par essence, un maillon clef de l’État de droit. Un système judiciaire efficace, impartial et indépendant est la pierre angulaire du fonctionnement d’un système démocratique d’équilibre des pouvoirs. Les juges permettent de limiter les intérêts puissants. Ils garantissent que tous les individus, quels que soient leurs antécédents, sont traités de manière égale devant la loi.[1]

Ainsi, judiciaire, législatif et exécutif ont chacun un rôle à exercer pour la protection de l’État de droit et de ce fait pour l’exercice des libertés fondamentales et la défense des droits humains. Un rôle, à la fois contrebalancé et limité par les autres pouvoirs afin d’éviter tout débordement au détriment de la paix et de la justice, et à la fois compléter dans ses missions afin de tout mettre en œuvre pour maintenir l’État de droit.

Poser la question de la prééminence du droit en France n’est pas une question anodine au vu des remises en causes qui sont légion. Fréquemment, le pouvoir exécutif, s’adossant souvent au pouvoir législatif, se permet de jouer avec le feu sur le respect des droits fondamentaux. Par exemple, le Conseil constitutionnel a censuré la loi contre les contenus haineux sur internet du 18 juin 2020 estimant que le texte était en grande partie contraire à la Constitution portant notamment une atteinte à la liberté d’expression qui n’était selon les Sages pas adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi. C’est ici que nous voyons s’équilibrer les pouvoirs. D’autres exemples permettent ce type d’illustration, dont celui des arrêtés d’interdiction de manifestations. L’administration peut interdire une manifestation sous plusieurs conditions, cependant, la liberté de manifester étant une liberté fondamentale, ces restrictions sont évidemment scrutées à la loupe, notamment par le pouvoir judiciaire et ses professionnels. Un exemple récent fut évidemment celui des Hijabeuses souhaitant manifester en jouant au football devant le Sénat. Dans le même sens, le Conseil constitutionnel est venu déclarer inconstitutionnels certains articles du code de procédure pénale, car le législateur ne garantissait pas aux personnes condamnées la possibilité de saisir un juge au sujet des conditions de détention.

Il suffit également de regarder les statistiques de condamnations des États, et notamment de la France, par la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) pour se rendre compte que la situation et de la remise en cause croissante des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme (ConvEDH) et par voie de conséquence la remise en cause de l’État de droit et des droits humains.

Depuis 1959 et les premières décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH), la France a été condamnée 766 fois se hissant tristement à la huitième place[2] ; 9% des condamnations de la France concernant les articles 2 et 3, socle de la ConvEDH, sacralisant le droit à la vie et prohibant la torture et les traitements inhumains et dégradants. Au-delà des condamnations, les États ont l’obligation de mettre en œuvre un plan d’action pour que ces condamnations ne tombent pas dans l’oubli et surtout qu’elles ne se reproduisent pas. À ce sujet, la France traine des pieds pour exécuter les condamnations qui la concernent. Ainsi, 37 condamnations par les juges de Strasbourg n’ont toujours pas été mises en œuvre de manière satisfaisante selon le Comité des ministres du Conseil de l’Europe qui n’a pas prononcé la clôture de son examen.

Il est essentiel que les droits humains, et donc notamment la ConvEDH, soient spontanément respectés au sein des systèmes internes et si d’aventure ils ne le sont pas, il doit être possible, et cela est fondamental, de les faire respecter. Le Conseil de l’Europe a une approche duale des droits humains et de sa Convention qui consiste d’une part à favoriser le respect spontané des droits tout en laissant la possibilité de sanctionner les États qui violerait ses normes et d’autre part à exiger que des garanties procédurales et matérielles soient en place pour les faire respectées. Cette approche cardinale des droits humains et des textes les garantissant permet aux trois pouvoirs de collaborer pour trouver une solution pour que la violation ne se répète pas et permet ainsi la pleine expression de l’État de droit. La Cour l’a énoncé comme un principe clair ; les États ont le choix dans la mise en œuvre des arrêts. Mais les services du Conseil de l’Europe restent attentifs à la façon dont sont mises en œuvre les condamnations. Ainsi parfois il semble que la réponse ne suffise pas et engendre de nouvelles violations. Pour exemple, la France a été condamnée en 2012 dans un arrêt POPOV, pour le sort des enfants enfermés dans les centres de rétention administrative. Cette condamnation sur le fondement des articles 3 – prohibition des traitements inhumains et dégradants – de l’article 5 – privation de liberté sans cadre légale – et de l’article 8 – violation du droit à une vie privée et familiale – aurait dû sonner comme un détonateur : la France inflige des traitements inhumains et dégradants à des enfants. Cependant, la réponse de la France fut extrêmement timide. Sur le volet judiciaire, aucune avancée particulière ne fut observée, sur le plan de l’exécutif, au contraire l’enfermement des enfants a continué, pire il a largement augmenté depuis 2013. Enfin sur le volet législatif, aucune norme n’est venue mettre un terme aux abus qui avait conduit à la condamnation de la France. La loi de 2016 sur le droit des étrangers a même légalisé cette pratique aux contours flous auparavant. Suite à cette absence de prise en compte réelle de l’arrêt de la Cour européenne, la France fut condamnée le 12 juillet 2016 par cinq arrêts pour de nouvelles violations des articles 3, 5 et 8 et deux autres condamnations suivirent en 2020 et 2021 relevant les mêmes faiblesses du droit français.

L’État de droit est plus qu’un ensemble de droits procéduraux et les droits humains sont plus que de simples textes. Alors qu’aujourd’hui un conflit est aux portes de l’Europe, alors que le Conseil de l’Europe, un des garants les plus puissants de l’État de droit sur le continent, a suspendu la Russie de son droit de vote, il est plus que nécessaire que cette notion d’État de droit revienne au cœur des débats. Ce n’est pas un acquis, et partout à travers le monde ses remises en cause fragilisent la paix et la liberté. L’État de droit est l’un des fondements d’une démocratie efficace et réelle, et pourtant, il n’est pas contestable de dire que l’État de droit en France et en Europe est aujourd’hui sous pression. Sous pression du nationalisme et du repli sur soi, sous pression d’intérêts économiques globalisés, sous pression d’une diplomatie des droits humains déficiente. La vigilance permanente de la promotion de l’État de droit est un combat et une responsabilité avant tout des trois pouvoirs, mais c’est malheureusement aujourd’hui devenu le combat et la responsabilité d’autres acteurs. Il est notamment devenu indéniable que le rôle des organisations non gouvernementales et l’engagement de la société civile sont indispensables pour tendre à un État de droit globalisé.

 

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[1] Extrait du discours de Robert Spano, président de la Cour européenne des droits de l’homme, Cérémonie de rentrée de l’année judiciaire, 10 septembre 2021

[2] Derrière la Turquie (3385), la Fédération de Russie (2943), l’Italie (1890), l’Ukraine (1659), la Roumanie (1469), la Pologne (1027) et la Grèce (948)
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