ANALYSES

Poutine, les Ukrainiens, et le droit d’asile

Tribune
28 février 2022


Poutine aura réussi la prouesse de réhabiliter le droit d’asile en France, en pleine campagne présidentielle, et en Europe, un mois seulement après le début de la construction du mur à la frontière biélorusse-polonaise. L’accueil inconditionnel des réfugiés ukrainiens fait aujourd’hui consensus, d’un extrême politique à l’autre, et les pratiques usuelles de refoulement ne s’appliqueront pas ici, et tant pis pour le décalage avec l’accueil des Syriens et des Yéménites.

Plusieurs centaines de milliers de personnes ont d’ores et déjà traversé la frontière dans le sens Ukraine-Pologne, et des dizaines de milliers patientent encore du côté ukrainien, sur la route, dans les bus ou dans leur voiture. Peu de stations-service ont encore de l’essence, et quand c’est le cas, les queues s’étalent sur plusieurs centaines de mètres. Porte de sortie vers la Pologne, la route de Lviv est saturée et les communes de la région mettent à disposition des lieux clos pour accueillir les déplacés. Partout, c’est la pénurie. Les magasins se vident et les distributeurs automatiques n’ont plus de liquidités. Ceux qui arriveront à passer seront majoritairement des celles puisque la mobilisation générale a été décrétée et que les violences basées sur le genre commencent toujours par cibler les hommes majeurs en premier pour constituer le vivier nécessaire de chair à canon. Tous les réservistes doivent prendre les armes pour défendre leur pays, et aux postes-frontières, le profil des réfugiés a changé et les familles sont amputées du père

De l’autre côté, l’aide des diasporas arrive en marchroutki de toute l’Europe. Du paracétamol, des dispositifs de perfusion, des produits désinfectants, des conserves, l’aide humanitaire s’organise, et l’entraide communautaire côtoie l’aide classique dispensée par les organisations internationales et les ONG. Avec plus de 500 kilomètres de frontière avec l’Ukraine et 1.5 millions d’Ukrainiens dans le pays, la Pologne est en première ligne pour accueillir la première vague. Le plan de réponse humanitaire polonais s’organise et les autorités listent leurs besoins en médicaments, matériel médical, fournitures scolaires, et autre équipement logistique, avec le postulat que l’Europe et les Nations unies les aideront à faire face. Bonne nouvelle dans ce chaos : il a d’ores et déjà été annoncé que les enfants et adolescents réfugiés ukrainiens seraient les bienvenus dans les écoles et universités polonaises.

Dans toute l’Europe, les élans de solidarité individuels et institutionnels se multiplient. Via les églises, les associations, sans oublier les aides d’États et la diplomatie des villes. Un premier convoi français est parti dès le début de l’offensive russe avec 40 tonnes d’équipement. Un deuxième convoi a porté sur l’aide médicale d’urgence. À ce jour, les camions civils qui transportent ces équipements ne sont pas autorisés à pénétrer sur le territoire ukrainien. Ils s’arrêtent à la frontière où des relais civils tentent d’assurer leur diffusion au plus près des populations qui sont restées sur place, dans des conditions sécuritaires particulièrement instables.

Tous pays confondus, ce sont près de 370,000 personnes qui ont déjà traversé la frontière vers les États limitrophes de l’ouest de l’Ukraine. Neuf centres d’accueil étaient ouverts dès le vendredi du côté polonais et quatre en Slovaquie. La Hongrie, connue pour ses prises de position tranchées sur l’immigration, a annoncé samedi qu’elle accueillerait toute personne souhaitant entrer sur son territoire depuis l’Ukraine, même sans passeport, et à la frontière, l’entraide locale s’est rapidement organisée. Au vu de sa situation économique, la Roumanie se préparait plutôt à devenir un pays transit, permettant l’accès à la Pologne ou à la République Tchèque. Du côté moldave, des tentes ont été installées, et à l’instar des autres points d’entrée, l’accueil se fait aussi sur une base prima facie, ce qui n’empêche pas de mettre en œuvre une procédure d’enregistrement cadrée. On ne peut qu’espérer que les milliers d’étudiants arabes et africains qui sont actuellement coincés en Ukraine ne seront pas refoulés aux frontières.

Pendant ce temps les bombardements continuent. Si plusieurs ONG ont mis en garde, dès le 23 février, contre l’utilisation d’armes explosives lourdes dans les grandes villes et autour des zones peuplées en raison des dommages aux civils, force est de constater que cet appel est resté un vœu pieux et que les explosions s’enchaînent, frappant tout autant les installations militaires que les installations d’eau potable et les immeubles résidentiels. Ceux qui sont restés se terrent ou naviguent entre le front et l’appui logistique. Depuis jeudi en Ukraine, des femmes accouchent dans le métro. À l’instar des autres organisations internationales, la mission spéciale d’observation de l’OSCE a évacué son personnel dimanche. Petit à petit, le pays se vide d’observateurs, ce qui ne rassure pas pour la suite, en espérant qu’une guerre des étoiles soit évitée, qui couperait court à toute communication sortante.

Les dernières estimations indiquent qu’en fonction de l’évolution de la situation, l’exode ukrainien pourrait concerner jusqu’à sept millions de personnes, ce qui correspondrait à 15% de la population ukrainienne. Cette situation qui nous rappelle tristement l’histoire va encore une fois mettre l’Europe devant ses contradictions en matière de politique migratoire. Plusieurs enjeux ici.

1/ Le test grandeur nature de ce que prévoit le Pacte migratoire européen en matière d’asile. Dans les tuyaux depuis l’automne 2020, la mise en œuvre concrète du Pacte a pris du retard avec la pandémie et la réforme du cadre juridique européen ne s’est pas faite (la transposition de l’esprit du Pacte aux législations nationales encore moins).

2/ Avec la Présidence du Conseil de l’Europe, la France a ici l’opportunité d’impulser une dynamique saine et de remettre sur la table l’idée d’une clé de répartition contraignante entre les États membres lorsque l’Europe est confrontée à une crise d’envergure et à des déplacements massifs de populations (comme la situation que nous vivons actuellement). La Commission y avait renoncé au vu des nombreuses réticences. Le mécanisme de dilution de solidarité reste pour autant le principal enjeu, et tant que cet aspect n’est pas réglé, la politique migratoire européenne restera à géométrie variable, et recevra plus ou moins d’oreille en fonction de la nationalité des ressortissants du pays en crise.

3/ L’articulation des différentes agences reste un enjeu en soi. Frontex, l’Agence de l’Union européenne pour l’asile, UNHCR, les Offices nationaux de protection des réfugiés, les Offices gouvernementales de l’immigration, les Ministères de l’Intérieur, comment s’assurer du bon partage d’information entre tous ?

4/ Un projet de résolution est présenté aujourd’hui par la France, au Conseil de sécurité de l’ONU, pour appeler à un accès humanitaire sans entrave au plus près des populations civiles restées en Ukraine. Dans une instance qui reconnait encore le droit de veto. Mais pour combien de temps encore ? Peu d’États ont les capacités de bousculer les rouages onusiens qui sont restés ancrés sur les rapports de force de 1946. La France fait partie de ce petit cercle. Il est temps aujourd’hui de monter au créneau.
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