ANALYSES

Les enjeux géostratégiques de l’hydrogène

Interview
24 février 2022
Le point de vue de Pierre Laboué


Une nouvelle géopolitique est en train d’émerger : celle de l’hydrogène. Pour s’imposer et maîtriser cette nouvelle industrie, la France y investira 7 milliards d’euros à l’horizon 2030 tandis que l’Allemagne est prête à aller jusqu’à 9 milliards d’euros. Mais l’UE et les pays européens ne sont pas les seuls en lice. Le Japon, la Corée du Sud, l’Australie ou encore la Russie ont également engagé d’ambitieuses stratégies de développement de leur filière hydrogène. Le point avec Pierre Laboué, chercheur à l’IRIS, pilote de l’Observatoire de la sécurité des flux et des matières énergétiques.

Pourquoi est-ce si stratégique de maîtriser la production de l’hydrogène ?

L’hydrogène pourrait prendre une place importante dans notre bouquet énergétique mondial et représenter près de 15% de la consommation finale d’énergie à l’horizon 2050 selon l’AIE, voire même 22% dans le scénario vert de BloombergNEF.

L’hydrogène a un atout majeur, il pourrait être la clé pour atteindre la neutralité carbone en trois décennies et réussir à décarboner des secteurs très émetteurs de gaz à effet de serre et pour lesquels il n’existe pratiquement pas de solution de substitution : l’industrie lourde et les transports lourds. De plus, l’hydrogène présente un intérêt en termes de sécurité énergétique pour l’UE. Il peut être produit, par exemple en été, pour stocker de l’énergie et consommer cette énergie en hiver, afin d’avoir des réserves stratégiques et se libérer de la dépendance envers certains fournisseurs d’énergie, comme la Russie. Dernier argument et non des moindres : tous les pays membres de l’UE seront, en théorie, en mesure de produire de l’hydrogène. L’hydrogène n’est pas une ressource fossile comme le pétrole et le gaz. Il pourrait donc être produit n’importe où dans le monde à partir de molécules d’eau par exemple.

L’industrie de l’hydrogène représente un énorme marché potentiel et les entreprises de l’UE sont très bien positionnées dans cette nouvelle compétition. Selon les experts d’Enerdata, Fabrice Poulin et Alice Jacquet-Ferrand, l’UE abrite environ 50% des fournisseurs mondiaux d’électrolyseurs, les solutions qui servent à produire de l’hydrogène décarboné. L’UE abrite également 40% des fournisseurs mondiaux de piles à combustible, qui utilisent de l’hydrogène pour produire de l’électricité. Ces deux segments sont les deux maillons clés de la chaîne de valeur de l’hydrogène.

Si l’hydrogène présente autant d’atouts, pourquoi n’avons-nous pas déjà une industrie mondiale de l’hydrogène ?

Le premier problème,  c’est qu’il faut décarboner la production de l’hydrogène. Aujourd’hui, la production mondiale d’hydrogène se fait à partir du vaporeformage du méthane. Cela génère 900 Mt de CO2 par an. C’est trois fois plus que les émissions de CO2 de la France. C’est énorme. L’objectif de l’UE est de produire de l’hydrogène vert, c’est-à-dire d’utiliser une électricité renouvelable pour casser une molécule d’eau en deux (H2O), récupérer l’hydrogène d’un côté et rejeter de l’oxygène de l’autre.

Le problème numéro deux, c’est le coût de production de l’hydrogène décarboné. L’hydrogène restera potentiellement plus cher que les énergies fossiles qu’il va remplacer. Tout l’enjeu sera de réussir à produire de l’hydrogène décarboné avec un prix compétitif.

C’est là que le problème numéro trois apparaît. L’UE va devoir importer d’énormes quantités d’hydrogène. Cette affirmation peut paraître paradoxale, car, techniquement, l’UE pourrait produire l’hydrogène dont elle a besoin. Mais comme le rappelle notre expert Manfred Hafner, ce n’est pas parce qu’une solution est techniquement faisable qu’elle est économiquement rentable. Et il sera potentiellement plus rentable pour certains pays de l’UE d’importer de grands volumes d’hydrogène que de le produire entièrement sur leur sol. Il faudra donc sécuriser les approvisionnements d’hydrogène.

Qui sont les pays les mieux positionnés pour fournir de l’hydrogène décarboné et s’imposer sur le nouvel échiquier mondial de la géopolitique de l’hydrogène ?

L’Australie, le Maroc ou encore le Chili pourraient devenir des fournisseurs majeurs du futur marché de l’hydrogène, selon notre expert Philippe Copinschi. Ces pays possèdent un grand potentiel de production d’énergie solaire et/ou éolienne, ou d’importantes réserves de gaz naturel, disposent d’abondantes ressources en eau, et peuvent attirer des capitaux importants pour financer des infrastructures nécessaires tant pour la production que pour l’exportation d’hydrogène.

Alors quid des pays du Moyen-Orient, qui sont aujourd’hui le centre de gravité de la géopolitique du pétrole ? Peuvent-ils devenir de grands exportateurs d’hydrogène décarboné ? Potentiellement non, car il leur manque une ressource critique pour produire de l’hydrogène à un prix compétitif : l’eau. Le poids des pays du Moyen-Orient dans la géopolitique de l’énergie de demain pourrait donc se réduire par rapport à la situation actuelle. La géopolitique de l’hydrogène pourrait donc renouveler en profondeur les facteurs de puissance et de dépendance de la géopolitique de l’énergie.

 

Pour aller plus loin et appréhender ces rapports de forces, vous pouvez retrouver le rapport exécutif de l’Observatoire de la sécurité des flux et des matières énergétiques sur « Les enjeux géostratégiques de l’hydrogène, une filière au cœur de la transition énergétique », sur le site de l’IRIS.
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