ANALYSES

Bombardements, blocus, fiasco humanitaire : tiercé perdant pour les Yéménites

Tribune
31 janvier 2022
 


La signature en fin d’année dernière de contrats de vente d’armes entre la France et les pays du Golfe a fait grincer bien des dents, et notamment celles de ceux qui suivent, de près ou de loin, l’évolution de la situation humanitaire au Yémen. Fort heureusement pour la balance commerciale française, leur poids ne pèse pas lourd dans le processus décisionnel et leur seul levier reste pour le moment le dépôt de plaintes de principe qui se retrouvent rapidement mises sous une pile au nom de l’intérêt général et de la défense de notre industrie. Les pertes en vies humaines au Yémen sont fâcheuses « mais non intentionnelles », et le parapluie « respect du DIH[1] » peut donc être déployé sans réserve, même en tractant des rafales.

Pendant ce temps au Yémen, dans les zones de conflit ouvert, c’est l’escalade, et les flux de déplacements des populations civiles bombardées s’accélèrent et se gèrent au quotidien. Entre février et décembre 2021, c’étaient surtout les gouvernorats de Marib et d’Al-Hodeïda qui étaient impactés. Marib, car c’est le dernier fief loyaliste et pétrolier du gouvernement légitime. Al-Hodeïda, parce que c’est un port stratégique. Mais depuis la mi-janvier, c’est l’hécatombe. Les frappes aériennes sur Sanaa, capitale administrative de la rébellion, augmentent en intensité, faisant dire à certains observateurs que la période actuelle est la pire période depuis 2015 (on peut parfois recenser jusqu’à six ou sept frappes par nuit). Le 17 janvier, les rebelles yéménites ont revendiqué une attaque de drones sur des installations pétrolières et l’aéroport d’Abou Dhabi (3 morts officiels). En représailles, les bombardements de la coalition arabe se sont intensifiés dans plusieurs localités en zone insurgée, et notamment à Saada le 21 janvier, quand la prison a été bombardée (l’édifice servait aussi de centre de détention pour les travailleurs migrants). Plus de 100 morts ont été recensés, d’après les constats sur place du Comité international de la Croix-Rouge et de Médecins sans frontières, et c’étaient majoritairement des civils. Trois jours plus tard, dans un communiqué, le ministère de la Défense des Émirats arabes unis a indiqué avoir intercepté deux missiles balistiques en provenance du nord Yémen visant Abu Dhabi.

La fermeture ce weekend de plusieurs radios à Sanaa, capitale administrative des Houthis, ne rassure pas sur la suite des événements et la guerre des narratifs semble désormais ouverte de manière visible. Mi-janvier, le bombardement de la prison a été initialement nié par la coalition tandis que le Wall Street Journal présentait le conflit avec un biais marqué. Depuis, et face à la grogne occidentale qui a fait suite au bombardement de la prison, l’Arabie saoudite mène une enquête interne. Samedi, un rapport d’experts de 300 pages a été remis au Conseil de sécurité de l’ONU épinglant particulièrement les Houthis pour le recrutement d’enfants soldats et la violation de l’embargo sur les armes via l’utilisation d’un réseau complexe d’intermédiaires pour brouiller la chaîne de contrôle. En Iran, seul pays à entretenir des relations diplomatiques avec les Houthis, une mobilisation populaire s’est déroulée ce weekend en soutien aux populations affectées par la crise, relayée par Russia Today. La menace d’une marée noire enfin, due à un pétrolier abandonné depuis 2015 en mer Rouge, commence à pointer le bout de son nez dans certains médias, en rappelant que les Houthis portent aussi une responsabilité environnementale. C’est d’époque.

Des civils bien malmenés et une réponse humanitaire à doser

2022 commence donc plutôt mal au Yémen et au vu de l’actualité, tous les désespoirs sont permis. La rébellion houthiste a lancé dimanche un appel au dialogue avec le gouvernement yéménite basé à Aden. Les prochains jours nous diront si le cessez-le-feu est envisageable ou si les bombardements vont continuer à s’intensifier en zone insurgée pour garder une position de force dans les négociations. Quelle que soit l’issue, les Yéménites restent les grands perdants à court terme puisqu’il n’est nulle part question de lever l’embargo économique qui plombe le pays. Pas besoin en effet d’être bombardé pour être impacté. Même à Aden où le gouvernement légitime est installé, les conditions de vie des Yéménites ne cessent de se dégrader. Elles sont le produit malheureux de plusieurs années de guerre, des conséquences du blocus maritime imposé par la coalition arabe et de la fragilité structurelle des quelques structures sociales publiques qui continuent tant bien que mal de fonctionner. 80% de la population vit aujourd’hui sous le seuil de la pauvreté et sont dépendants de l’aide internationale. La malnutrition infantile sévère augmente et dans certaines zones, c’est un enfant sur cinq qui est atteint de malnutrition aigüe. L’économie locale est au plus mal et la monnaie, le riyal yéménite, se dégrade en flèche depuis un an. Un effet immédiat est inflationniste : certains produits alimentaires de base ont augmenté de 60% et le prix du carburant et des coûts de transport a aussi été revu à la hausse dans une économie yéménite où 90% des produits alimentaires sont importés. De plus en plus de Yéménites se retrouvent dès lors en situation d’insécurité alimentaire, d’autant plus que le paiement des salaires a été stoppé depuis plusieurs années pour la plupart des fonctionnaires. La scolarisation des enfants est de plus en plus difficile : depuis quatre ans, les enseignants ne sont plus payés et 2 500 écoles ont été détruites ou endommagées par les années de guerre. Peu d’hôpitaux travaillent après 22h car il faut du carburant pour faire marcher les générateurs, et les médicaments sont bloqués en raison de l’embargo. Autant dire que la situation sanitaire est catastrophique. Fortement mobilisée, la diaspora supplée comme elle peut, mais elle ne peut éviter un nombre croissant de mendiants dans les rues des grandes villes, et l’on observe de plus en plus de femmes qui sortent la nuit mendier ou faire les poubelles, pour éviter de croiser des connaissances.

L’aide internationale parvient à la population, mais pas partout, et il y a de fortes contraintes d’accès. 120 ONG internationales travaillent au Yémen, à des degrés divers de partenariat avec les Nations unies, et plusieurs centaines d’ONG yéménites œuvrent également sur le terrain pour tenter de soulager les populations. Les contraintes d’accès restent malheureusement légion, et les permis de circuler restent nécessaires pour chaque déplacement, en fonction donc du bon vouloir de l’autorité qui les donne. Au niveau de la réponse onusienne, l’aide est surtout canalisée vers l’assistance alimentaire. Les Nations unies fournissent une assistance à plus de 10 millions de Yéménites, déplacés ou directement impactés par la crise. Une grande partie de l’aide internationale est aussi dirigée vers le renforcement des services sociaux de base (hôpitaux, centre de santé, écoles). Le bon dosage ici reste cependant à trouver entre la perfusion humanitaire qui est aujourd’hui nécessaire et la prise de responsabilité des autorités yéménites pour assurer ces services sociaux à leur population.

Malgré les sept ans de crise, il est intéressant de noter que les Nations unies n’ont toujours pas de visibilité exhaustive sur tous les sites de déplacés. Si la gestion des grands camps de déplacés est généralement assurée par la communauté internationale, beaucoup de sites spontanés de déplacés existent au Yémen et prennent la forme de camps de fortune qui regroupent 5, 10 ou 15 familles, et qui reproduisent souvent la structure du village d’origine. À fin 2021, seulement un tiers de ces sites étaient inclus dans l’assistance humanitaire internationale, et sur 1 900 sites recensés, 700 seulement étaient couverts par une aide internationale extérieure.

Pour ne rien arranger, les Nations unies ont navigué à vue dans les estimations de besoins. En 2021, le plan de réponse humanitaire a été chiffré à 3,8 milliards de dollars au doigt mouillé. Fin 2021, 58% de ce montant avaient été financés, avec de grandes disparités d’allocation en fonction du secteur, les financements alloués à la gestion de camp et au volet hébergement se retrouvant les plus mal lotis. Ce n’est qu’à l’automne dernier que les Nations unies se sont lancées dans une tentative de reprise de contrôle des chiffres en lançant quatre enquêtes couvrant différents aspects des besoins humanitaires : une enquête multisectorielle, une enquête sur l’insécurité alimentaire, une enquête sur l’état de malnutrition des enfants de moins de 5 ans, et une enquête sur les ménages. Ces nouvelles données étaient censées produire de nouveaux chiffres pour voir si les Nations unies étaient au-delà ou en deçà des estimations qui ont servi à la planification des besoins jusqu’ici. Ces nouvelles estimations se voulaient un réel gage de crédibilité et auraient permis d’affiner la programmation. Pas besoin de dire que ces bonnes intentions ont peu résisté au changement d’année et au durcissement de positions des belligérants. Déjà à Noël, le Programme alimentaire mondial anticipait des coupes budgétaires et prévoyait de réduire dès janvier les rations alimentaires pour huit millions de Yéménites. Les coupes prévues anticipaient que les familles impactées recevraient à peine la moitié de leur ration minimale quotidienne habituelle avant d’autres restrictions encore plus raides à venir, en raison du manque de crédits budgétaires.

La crise humanitaire reste donc immense au Yémen, sur fond de pauvreté structurelle massive. Trente ans après la création de la République, le processus de construction d’État continue de se faire dans la douleur et les civils yéménites sont les grands perdants de cette situation, entre les effets du blocus qui les privent des biens essentiels et peu de perspective de sortie prochaine de crise. Le Yémen reste écartelé entre une guerre civile et une guerre régionale et n’a finalement qu’une marge de manœuvre limitée. La plupart des morts au Yémen résultent de causes indirectes dues au blocus : famine, maladie, manque d’accès aux soins. Et puis il y a la guerre des chiffres habituelle pour les causes directes dues au conflit ouvert : bombardements, affrontements terrestres, victimes collatérales des balles perdues.

La sortie de crise pourra-t-elle être yéméno-yéménite ? Jusqu’à présent, les acteurs régionaux qui sont parties prenantes militaires au conflit actuel se sont peu intéressés aux aspects économiques internes, or c’est peut-être par là qu’une piste de sortie de crise pourrait émerger, en remettant enfin au centre les préoccupations centrales des Yéménites. Les effets de la crise ne sont en effet pas les mêmes en fonction des régions. Dans les zones au nord contrôlées par Ansar Allah, on note une meilleure stabilité du riyal en raison du contrôle strict imposé par les Houthis. Au sud, le cours du riyal a chuté plus drastiquement. Au-delà du conflit idéologique et politique entre les parties belligérantes, c’est donc aussi une véritable guerre de monnaie qui s’est engagée entre le gouvernement légitime et le gouvernement de Sanaa, pour le plus grand malheur des civils yéménites. À cela s’ajoute la détention par les banques yéménites de plusieurs centaines de millions de capitaux, qu’ils ne rendent pas disponibles, ce qui empêche les gros négociants locaux d’importer des produits, notamment alimentaires, et c’est la boucle infernale Pénurie-Famine. Aucun processus de sortie de crise au Yémen ne pourra s’émanciper d’une réflexion économique. Dans tous les cas, il faudra sortir du carcan linéaire et accepter que la solution militaro-politique ne précède pas forcément la levée de l’embargo.

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[1] DIH est un acronyme qui désigne le Droit international humanitaire.
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