ANALYSES

Le Mozambique frappé par l’extrémisme violent

Tribune
25 juin 2021
Par Jean-Christophe Servant, journaliste et co-auteur de Géopolitique de l’Afrique (Éditions Eyrolles).


Réunie le 23 juin lors d’un sommet extraordinaire à Maputo, au Mozambique, la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) a approuvé une mission de sa force d’attente « pour soutenir le Mozambique dans son combat contre le terrorisme et les violences extrémistes au Cabo Delgado ». C’est la première fois que la SADC mobilise un contingent militaire régional dans une opération non pas de maintien de la paix, mais de contre-terrorisme. Jusqu’alors, le chef de l’État mozambicain, Filipe Nyusi, président sortant de la SADC, s’était montré sourd aux pressions des quinze autres membres de la sous-région, au nom de la souveraineté de son pays lusophone, indépendant depuis 1975. Plusieurs analystes, dont ceux de Crisis Group, notent que cette réticence gouvernementale à accepter une présence militaire de la SADC s’explique aussi par le fait que Maputo ne souhaitait pas révéler aux regards extérieurs l’étendue de l’activité criminelle (trafic d’êtres humains, de bois précieux et d’espèces menacées, et surtout d’héroïne), menée avec l’appui de Big Men locaux dans cette province frontalière de la Tanzanie. Celle-ci est désormais connue pour receler, aux côtés de ses rubis, 5 000 milliards de mètres cubes de réserves sous-marines de gaz naturel, soit les troisièmes plus importantes au monde. Derrière Total, opérateur à 26,5 % de l’un des trois projets – Mozambique LNG – d’exploitation et de liquéfaction de cette ressource fossile, se pressent, depuis le début des années 2010, l’ensemble des géants de l’énergie du Nord et du Sud, des États-Unis (Exxon) à l’Italie (Eni), de la Thaïlande (PTTEP) à la Chine (CNPC). Si le montage financier du projet Mozambique LNG – aujourd’hui suspendu pour force majeure après les attaques de Palma en mars dernier par les « shebabs » – a été mené par l’opérateur français, 30 % de ses parts appartiennent ainsi à des groupes indiens : la compagnie d’État ONGC et les compagnies privées de la Oil India Limited et de Bharat Petroleum.

« Les initiatives de soutien de la SADC sont un complément important à l’effort de notre pays pour faire face au terrorisme », a déclaré le président Nyusi, à l’issue du sommet extraordinaire de Maputo. La SADC, qui commençait à manifester une certaine impatience et inquiétude, envisage un possible déploiement d’un contingent régional d’environ 3 000 personnes pour aider les forces de défense et de sécurité mozambicaine à combattre l’insurrection islamiste surgie, à l’issue d’un long processus de maturation, de la province septentrionale du Cabo Delgado. Comme son nom l’indique, la force d’attente de la SADC est destinée à attendre : le gouvernement mozambicain n’a pas encore officiellement appelé à  un engagement de celle-ci sur le terrain tout comme n’ont toujours pas été précisées ses modalités d’intervention, dont sa partie humanitaire. En près de quatre ans, alors que le pays s’enfonçait dans la crise économique provoquée en particulier par sa dette cachée, le conflit du Cabo Delgado aura causé la mort de quelque 3 000 personnes et poussé vers les provinces du Sud près de 800 000 déplacés internes. Le chef de l’État mozambicain a souligné que ses FADM « qui assurent avec abnégation la souveraineté et l’intégrité territoriale, ainsi que la protection de la population », seront en première ligne. En attendant le passage au multilatéralisme, les accords bilatéraux et les contrats passés avec des compagnies privées, tous deux destinés à former à la contre-insurrection une armée nationale affaiblie et sous-équipée, restent privilégiés par Maputo. Washington, qui a classé en mars les « shebabs » mozambicains dans les groupes terroristes associés à l’EI (sans qu’aucune preuve avérée n’ait jusqu’alors encore été fournie), a envoyé au printemps une douzaine de bérets verts former des fusiliers marins mozambicains à la contre-insurrection. Les États-Unis comptent aussi sur place deux sociétés de sécurité privées – CRC et RMGS – travaillant pour son département d’État. L’ancienne puissance coloniale portugaise a de son côté missionné une soixantaine de ses soldats afin de mener également un programme de formation des FADM. Lisbonne devrait être le principal acteur de la mission militaire de formation que l’Union européenne devrait officiellement acter lors de son prochain conseil des ministres des Affaires étrangères le 12 juillet prochain, avant un éventuel envoi de soldats d’ici la fin de l’année.

Le prochain sommet extraordinaire de la SADC sera organisé en août. Sa présidence est désormais assurée par le chef d’État du Malawi, Lazarus Chakwera, particulièrement inquiet lui aussi des risques de métastase de cette insurrection dans son pays frontalier. À l’occasion de ce nouveau rendez-vous, on devrait peut-être avoir des indications plus claires quant aux modalités de cette intervention régionale. Mais la question du financement de celle-ci n’a toujours pas été abordée. La crise du Cabo Delgado s’invite dans une SADC à l’économie chancelante, confrontée à la troisième vague du Covid-19. Déjà fragilisée par plusieurs années de croissance faible, la locomotive sud-africaine devrait voir sa dette publique atteindre d’ici la fin de l’année les 80 % de son PIB. Les SANDF doivent faire face à une réduction de budget de 15 millions de rands (près de 900 000 euros).

Certains craignent qu’une intervention de la SADC ne permette à certains de ses pays membres de justifier le financement par la communauté internationale de leurs propres forces armées. Les regards sont particulièrement tournés vers le Zimbabwe, qui poussait à l’intervention au Cabo Delgado, et aurait déjà engagé des forces spéciales sur le terrain après l’assaut des Shabab contre Palma en mars 2021. La Russie, dont on a vu passer les mercenaires du groupe Wagner au Cabo Delgado, la Chine et l’Espagne ont fait des offres de coopération militaire à Maputo. L’Arabie saoudite est prête à assister la SADC dans ses opérations contre le terrorisme. Aux côtés des agences onusiennes, les Émirats arabes unis ont envoyé 36 tonnes d’aide humanitaire (matériel d’urgence médicale et nourriture) au gouvernement mozambicain. Paris suit évidemment de près la situation. Selon certaines sources, la France chercherait « à exploiter l’influence économique et politique de l’Afrique du Sud dans la région pour jouer un rôle stratégique dans la probable intervention militaire de la SADC au Mozambique ». Officiellement, Paris envisagerait uniquement de s’impliquer sur le théâtre des opérations maritimes, peut-être avec l’Inde, deuxième pays client du Mozambique (après l’Afrique du Sud) dans le cadre d’un accord de coopération militaire signé en 2018. Le Mozambique est l’unique pays du continent où les entreprises indiennes sont fermement engagées dans l’exploitation de ses ressources minières, du charbon de Moatize au gaz du Cabo Delgado. « Si la décision était prise de structurer une intervention de la SADC pour justement restaurer la pleine souveraineté du Mozambique sur tout son territoire », soulignait Emmanuel Macron, chef de l’État français, le 28 mai dernier à Pretoria, « la France est disponible pour prendre part à des opérations sur la partie maritime. Je tiens ici à repréciser que compte tenu de notre stratégie indopacifique, compte tenu aussi de notre présence régulière de nos territoires à travers Mayotte et la Réunion, nous avons de manière extrêmement régulière des frégates et différentes composantes de notre Marine qui sont présentes dans la région et qui mènent des opérations régulières. Donc, nous pourrions très rapidement réagir si cela était souhaité. Le cœur de la réponse doit être une réponse régionale africaine à la demande du Mozambique et coordonnée avec les principaux États voisins ». Soulevant les collusions d’intérêts entre la France et son géant du CAC 40 qui est Total, certains soulignent que le réchauffement des relations diplomatiques entre Paris et Kigali serait une partie de billard à trois bandes. Le Rwanda, qui a déjà mené sa propre mission d’expertise sur place, envisagerait d’envoyer un petit contingent afin d’assister les autorités mozambicaines dans leurs opérations contre-insurrectionnelles.

Depuis la prise par les shebabs du port de Mocimboa Da Praia en août 2020, le brouillard qui entourait cette guerre qui ne voulait pas dire son nom s’est finalement dissipé. Mais il semble bien que les causes emmenant les partenaires économiques du Mozambique à s’engager sur ce nouveau front africain soient toutes aussi complexes et entremêlées que les raisons qui auront contribué à déclencher ce conflit. La transformation du Cabo Delgado en zone de guerre a été causée par des facteurs locaux et internationaux entremêlant religieux, djihadisme régional, accaparement occidentaux, asiatiques et du Golfe, redistribution politique des ressources naturelles et foncières, ressentiment ethnique vis-à-vis de l’État central et lutte de pouvoir au sein de l’appareil d’État, en particulier entre l’élite de ses forces de police, ses services de renseignement et de sécurité (SISE) et son armée nationale.
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