ANALYSES

Coronavirus et communauté internationale : catastrophe signalée en Inde, désastre sous-estimé au Brésil ?

Tribune
4 mai 2021


La flambée épidémique récente en Inde a affolé les médias européens et étatsuniens. Elle a mobilisé la « Communauté internationale », c’est-à-dire, les États-Unis et leurs « amis » européens, rejoints par la Russie, par solidarité éthique avec New Delhi, violemment débordée par le Covid-19, mais solidarité bien comprise pour empêcher la diffusion universelle d’un variant local, susceptible de détourner les défenses vaccinales, le B1617. L’Inde a franchi ces jours derniers la ligne symbolique des 200 000 victimes, et la contamination s’accélère.

Au Brésil, en silence médiatique, le cap des 400 000 morts a été atteint le 29 avril.[1] Les experts augurent des lendemains préoccupants. Un variant brésilien, P1, qui sans doute en annonce d’autres, continue à infecter et tuer. Les voisins du Brésil, l’Argentine, le Chili, l’Uruguay, sont depuis quelques semaines victimes du P1 brésilien, passe-frontière incontrôlable. La « Communauté internationale » reste pour l’instant indifférente. Les Brésiliens, à défaut de solidarité, sont interdits de voyage en Europe et aux États-Unis.

La dramatisation de la situation sanitaire de l’Inde, l’absence d’empathie avec les Brésiliens et leurs voisins interpelle. Comment comprendre ce double discours de la « Communauté internationale » ? Pourquoi l’Inde a-t-elle bénéficié d’une attention immédiate des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France ? L’Inde a en effet reçu des respirateurs, des ventilateurs et des appareils permettant la génération d’oxygène, du Royaume-Uni et de la France. Les États-Unis ont autorisé l’envoi de composants vaccinaux et de respirateurs. L’Allemagne, le Canada, la Russie ont indiqué qu’ils allaient se joindre à cet effort collectif. Le Brésil, tout aussi touché et dangereux – il est émetteur de variants transfrontaliers -, n’a mobilisé et ne mobilise positivement aucun gouvernement. Au mieux ou au pire, la presse écrite et télévisuelle alimente occasionnellement une compassion lointaine, au vu d’images rudes et dramatisées.

Brésil et Inde sont des pays émergents, tous deux membres du G-20 et des BRICS (Brésil/Russie/Chine/Afrique du Sud). L’un et l’autre ont été, et sont susceptibles d’être sollicités et courtisés, en raison de leur poids économique, militaire, culturel, sportif et diplomatique régional, par les puissances majeures. L’intérêt « occidental » à leur égard, comme celui de Moscou, est/a été, une donnée permanente. À ce titre, leur situation sanitaire aujourd’hui gravement compromise aurait dû susciter une réaction de solidarité géopolitique identique ainsi qu’une assistance à pays en danger, garantie d’un endiguement de virus. Qu’il soit brésilien ou indien, le Covid-19 ignore les frontières, et constitue une menace internationale potentiellement périlleuse. Pour tenter de répondre à ce paradoxe, à priori peu compréhensible, deux pistes peuvent être suggérées.

La première est structurelle. Il y a puissances émergentes et puissances émergentes. Le calibre étatique et national du Brésil n’est pas celui de l’Inde. Il y a bien sûr un différentiel démographique. Il y a aussi un écart technologique et économique qui est favorable à New Delhi, État ayant préservé des espaces d’autonomie nationale. À la différence du Brésil, dépendant économiquement, financièrement, technologiquement des puissances « centrales », comme d’ailleurs de l’Inde. Il y a enfin l’enjeu géostratégique, révélateur de situations assez lointaines l’une de l’autre. L’Inde apparaît comme un contrepoids dans la bataille engagée par la « Communauté internationale/occidentale » avec la Chine. Le Brésil n’équilibre rien en Amérique latine. Qui plus est, le Brésil n’est pas une puissance nucléaire. Il a suspendu en 1990 ses installations et recherches en matière de nucléaire militaire, et a adhéré en 1997 au TNP (Traité de non-prolifération nucléaire).

La seconde est conjoncturelle. Le dirigeant actuel du Brésil, Jair Bolsonaro, tout aussi imprévisible qu’incompétent a plongé son pays dans un chaos multisectoriel. Chaos économique en bradant parfois, affaiblissant souvent, les instruments énergétiques, industriels, technologiques, financiers, nécessaires au maintien de l’autonomie nationale. Chaos diplomatique en rejetant toute forme de multilatéralisme, de la COP climatique à l’UNASUR ; en multipliant les déclarations à l’emporte-pièce, générant des crises bilatérales de l’Argentine à la France en passant par la Chine. Chaos sanitaire enfin, l’exécutif ayant abandonné volontairement le Brésil au Coronavirus. Jair Bolsonaro a usé et abusé quatre ministres de la Santé en moins de trois ans. Aucune coordination de la Fédération visant à protéger la population de façon concertée n’a été esquissée. Au contraire, on a noté une tension permanente entre Planalto (le Palais présidentiel) et les autorités fédérées qui essayaient de faire face à leur niveau.

Sans doute faut-il voir là, les raisons cachées du comportement divergent de la « Communauté internationale » : une solidarité bien entendue avec l’Inde ; un cordon sanitaire à l’égard du Brésil. À défaut d’intérêt géopolitique équivalent, il reste pourtant un péril sanitaire voisin, et tout aussi déstabilisateur pour le Brésil, l’Inde, mais aussi à plus ou moins long terme pour les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et bien d’autres. « 400 000 décès (au Brésil) » a signalé au Jornal do Brasil l’infectiologue Júlio Croda, « c’est dramatique. Mais on n’est pas au bout de la tragédie. (..) Nous manquons de vaccins. Nous manquons de centres de vaccination. La levée de mesures barrières va augmenter la contamination. (Toutes choses) accroissant le risque de dangereuses nouvelles mutations du virus. »[2] En Inde, Gautam Menon, professeur de biologie, a fait un commentaire similaire : « nous n’avions jamais vécu une situation pareille. Le système de santé est incapable de faire face (…) à l’augmentation continue de personnes contaminées. » [3] La conclusion tirée par Ravi Gupta, professeur de microbiologie clinique à Cambridge, rejoint celle du médecin brésilien : (cette réalité) « est l’incubatrice parfaite de mutations virales ».

L’OMS (Organisation mondiale de la Santé) a lancé un appel d’urgence. « La pandémie peut défier n’importe quel système de santé dans le monde », a signalé l’un de ses porte-paroles.[4] Plus de 3 000 personnes sont mortes du coronavirus chaque jour au Brésil et en Inde fin avril. Dans l’attente d’une réponse internationale, l’OMS a suggéré à l’Afrique du Sud, au Brésil et à l’Inde d’unir leurs efforts pour forcer l’OMC (Organisation mondiale du Commerce) à admettre la nécessité temporaire d’une suspension des brevets sur les vaccins contre le Covid-19. L’émergence différentielle des États a sans doute ses raisons. L’urgence sanitaire pour l’OMS a les siennes, qui devrait rappeler les puissances à la raison universelle.

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[1] Comparatif de victimes Covid, au 30 avril 2021 (John Hopkins University of Medecine) : États-Unis (575 338) ; Brésil (401 186) ; Mexique (216 447) ; Inde (208 330)

[2] Jornal do Brasil », Rio de Janeiro, 29 avril 2021

[3] In BBC News, 28 avril 2021

[4] In « La Jornada », México, 29 avril 2021
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