ANALYSES

Les actionnaires du Brésil. Pris entre risque et aubaine

Tribune
22 mars 2021


Le Brésil des puissants, et des grands investisseurs étrangers, à quelques mois des présidentielles de 2022, s’interroge. Le pays est pris dans une triple tourmente, économique, sanitaire et sociale, brutale et destructrice. Le blanc-seing qu’ils avaient accordé par défaut au candidat présidentiel d’extrême-droite en 2018, Jair Bolsonaro, a initialement, bien fonctionné. L’ex-capitaine a été élu. Le PT et son candidat du dernier moment, Fernando Haddad, ont été battus. L’ex-chef de l’État, fondateur du PT, Lula, a été incarcéré, quelques semaines avant l’échéance, après une condamnation humiliante, et moralement dévastatrice. Patronat, médias, centres de vente commerciale en réseau, appareil judiciaire, églises évangélistes, forces armées, mutualisant leurs moyens, avaient épargné les angoisses du débat contradictoire à Jair Bolsonaro, candidat sans programme, ni capacité discursive.

Deux ans plus tard, le bilan de la gestion présidentielle de l’ex-capitaine est sans doute désastreux pour les plus modestes. Mais pour les pouvoirs économiques et financiers, l’heure ces derniers temps est au mécontentement. Porteurs d’une culture présentiste fondée sur les retours immédiats sur investissement, ils estiment que l’heure de la relève a sonné. La « marque » Brésil nécessite un autre PDG.

Le premier épisode avait pourtant confirmé un effet d’aubaine. Un bon choix avait été fait avec Jair Bolsonaro. Dès son accession aux affaires, son ministre de l’Économie, Paulo Guedes, et son ministre des Affaires étrangères, Ernesto Araujo, avaient clairement indiqué que le Brésil rentrait dans l’ordre occidental et renonçait à jouer un rôle concurrentiel dans le cercle des « Grands ». Le Brésil abandonnait les organisations au périmètre latino-américain affirmatif, la CELAC et l’UNASUL. Il s’associait aux groupes d’esprit panaméricain, Groupe de Lima et Prosul. Il négociait son adhésion à l’OCDE. Ce retour consenti en périphérie s’était accompagné de la privatisation de secteurs économiques stratégiques (ouverture partielle du capital de Petrobras, Correos, le port de Santos, 12 aéroports, Eletrobras, Telebras, ABGF, Emgea, etc.). Le pays avait été beaucoup plus accueillant avec les investisseurs étrangers. L’avionneur Embraer, sollicité par Boeing, avait reçu un feu vert gouvernemental[1]. Cette ouverture avait été élargie à l’achat de terres. Le procès Lava Jato qui avait pour objet de lutter contre la corruption a confirmé cette orientation. Ce procès a en effet réduit les capacités des multinationales du pays. Bien davantage que leurs responsables auteurs de délits financiers, ce sont les entreprises mondialisées du Brésil qui ont été mises en cause et durablement affaiblies. Quatre ans après le début des procédures, les grands acteurs internationaux des travaux publics, Andrade Gutierrez, Camargo Correa, OAS, Odebrecht, ont été déconnectés des grands appels d’offres latino-américains. Leur place a été prise par les Chinois CCCC (China Communications Construction Company), China Harbour Engineering Company, China Raiway 20 ; le Coréen Hyundai Engineering and Construction ; les Espagnols Acciona, ACS, Dragados, FCC, OHL ; le Français Engie ; le Portugais Mota-Engil[2].

Les errements gouvernementaux, en économie et en réponse au défi pandémique, ont déconcerté, puis très vite indisposé divers acteurs économiques nationaux et étrangers. Les diatribes anti-chinoises de la famille Bolsonaro ont provoqué la double réaction de l’ambassadeur de Pékin à Brasilia, ainsi que des agro-exportateurs locaux. La Chine est en effet le premier partenaire commercial du Brésil. La nomination d’un général, Joaquim Silva e Luna, à la tête du pétrolier national, Petrobras, a déconcerté le marché. L’action Petrobras a perdu 20% de sa valeur. Le Brésil, a décroché, passant de 9e économie mondiale à 14e, depuis l’arrivée de Jair Bolsonaro à la présidence.

Le déni de la pandémie, générateur d’une catastrophe sanitaire devenue incontrôlable, a accentué la défiance. Le Brésil est, en mars 2021, devenu le pays le plus infecté par la maladie, avec une moyenne de 2000 décès journaliers. Début mars 2021, 20% des décès enregistrés dans le monde l’étaient au Brésil[3]. Les variants se multiplient. Les hôpitaux sont débordés, dans dix-sept villes brésiliennes les lits d’urgence sont occupés à 100%. La vie économique, prétendument maintenue grâce à l’absence de confinement fédéral, est déstabilisée par l’ampleur du Covid-19. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les plus pauvres qui sont touchés. Les classes moyennes, les expatriés, désormais affectés, sont de plus en plus inquiets. Le président de Citybank Brasil, par exemple, a signalé « sa grande préoccupation pour sa famille et ses salariés » dans un entretien accordé à l’agence Bloomberg le 17 mars 2021. « Quand je viens le matin à mon bureau », a-t-il ajouté, « en permanence je pense au risque encouru par tous »[4].

Toute chose permettant de comprendre le chant du départ entonné depuis quelques mois par les entreprises extérieures. Le désinvestissement étranger a été en 2019 de 11,1 milliards de dollars et de 24 milliards de dollars en 2020[5]. Ford a ouvert le bal du désinvestissement en 2019. Depuis des retraits partiels ou totaux, ont été annoncés par Audi, Engie, FNAC, Mercedes, Nikon, Sony, Roche. La réduction des consommateurs solvables, fruit d’une gestion incertaine, d’un isolement international croissant, et des effets de l’insécurité sanitaire, est à l’origine de ces retraits[6].

La question clairement posée aujourd’hui par une partie de ceux qui avaient misé Jair Bolsonaro, et de l’écarter. L’aubaine initiale a été gommée par le facteur risque économique et sanitaire.

La justice a repris du service, comme en 2016 et 2018. En 2018, sous la pression des généraux, le tribunal supérieur de justice avait validé l’incarcération de Lula. Incarcération sans preuve, fondée sur les déclarations d’un délateur, au terme d’une procédure, menée dès 2016, sans aucun respect de la loi. Le petit juge de Curitiba, Sergio Moro, opérateur du procès, avait été remercié, en 2019, au lendemain de l’élection, par un maroquin ministériel. Les juges ont, en 2020 et 2021, après donc la victoire de Jair Bolsonaro, rétabli Lula dans ses droits civiques et commencé à effacer comme nulles et non avenues un certain nombre de peines prononcées, avant la consultation de 2018.

Ce revirement judiciaire est fondé bien sûr sur le droit. Mais dans un contexte aussi politique en 2021 que celui des années 2016 et 2018. Les médias sont de plus en plus sévères à l’égard du gouvernement de Jair Bolsonaro. Les groupes activistes de la destitution de la présidente Dilma Rousseff (PT), en 2016, le « Mouvement Brésil Libre » et « Vem Pra Rua », commencent à se mobiliser pour littéralement « défendre leur peau », mise en danger, selon leurs mots d’ordre, par Jair Bolsonaro. Tandis qu’un ancien bolsonariste, pirate informatique, Walter Delgatti, a révélé le contenu d’échanges téléphoniques compromettants, pendant le procès de Lula, entre le juge Sergio Moro, et les procureurs en charge de l’accusation. Les droites, « rationnelles », ralliées à Jair Bolsonaro, au dernier moment, en 2018, faute de candidat solide, manifestent de plus en plus ouvertement leur malaise. João Doria, gouverneur de São Paulo, membre du parti PSDB (centre droit), a pris ses distances et mène sa barque, en matière de lutte contre la pandémie du coronavirus, sans tenir compte du président. Gilberto Kassab, chef d’une formation de centre droit, le PSD, le 16 mars, a salué le retour de Lula, qui « consolide avec clarté la consolidation de la gauche ». Delfim Netto, ancien ministre des Finances à l’époque de la dictature militaire, est allé encore plus loin, indiquant qu’il voterait Lula en 2022, au cas où ce dernier venait à se présenter.

Les porte-paroles de grands investisseurs de la « Communauté internationale » ont signalé un égal agacement, et leurs attentes de changement. Le président français, Emmanuel Macron, a mis sous le boisseau la signature d’un éventuel accord commercial Union européenne-Mercosur, tant que le Brésil ne respecterait pas l’accord de Paris sur le réchauffement climatique. Le nouveau président des États-Unis, Joe Biden, en réponse au message de félicitations après son élection, adressée par Jair Bolsonaro, a signalé son attente d’une convergence des deux pays pour lutter contre la pandémie et le respect de l’accord de Paris sur le climat. Les voisins argentin, paraguayen et uruguayen ont fermé leurs frontières, le débordement incontrôlé de la pandémie brésilienne, menaçant leur sécurité sanitaire. L’OCDE, enfin, a ouvert une enquête sur l’extension de la corruption au Brésil depuis l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro. C’est la première fois de son histoire, que le sous-groupe de travail anticorruption de l’organisation, met en place un tel instrument permanent d’investigation. 116 pays dans le monde, enfin, imposent des restrictions sévères à l’entrée sur leur territoire de ressortissants brésiliens.

Les jeux électoraux pour autant ne sont pas faits. Les sondeurs annoncent bien une victoire aisée de Lula, face à Bolsonaro en 2022. Mais Jair Bolsonaro garde un socle relativement important de fidèles. Lula ne fait pas l’unanimité dans l’opposition de gauche. Le PSOL a posé des conditions à un éventuel ralliement. Le candidat potentiel du PC do B, a défendu l’option dès le premier tour, ou à défaut au second, d’une large alliance centre droit et gauche. Le PDT maintient la perspective d’une candidature, celle de Ciro Gomes. Les droites « rationnelles » n’ont pas encore capitulé. Certains sont décidés à franchir le pas, à voter Lula, comme un moindre mal. Mais tous ne sont pas (pas encore ?) prêts à pousser jusque là leur rejet de Jair Bolsonaro. À toutes fins utiles, la justice reste à l’affût. Une justice qui in fine suit l’air du temps politique. Le dossier de Lula a été transmis pour une nouvelle procédure de Curitiba à Brasilia. Et les biens personnels de Lula restent sous séquestre. La justice laissera-t-elle à Lula la possibilité de se présenter ?

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[1] Les négociations quasiment conclues ont été dénoncées par Boeing en 2020.

[2] Laura Villahermosa, Constructores chinas y europeas llenan el vacío dejado por Odebrecht y otras empresas, americaeconomia, 8 mars 2021

[3] 279 286 décès au 15 mars 2021. Derrière les Etats-Unis (525 661), et devant le Mexique (194 944). BBC Brasil, 17 mars 2021, Raio-x da pandemia

[4] Cité par « Brasil 247 » le 18 mars 2021.

[5] Ambito financiero, 7 octobre 2020.

[6] « Istoé », 12 mars 2021, n°2669.
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