ANALYSES

Conflit en Éthiopie : un risque d’embrasement pour toute la Corne de l’Afrique ?

Interview
4 décembre 2020
Le point de vue de Gérard Grizbec
 


L’Éthiopie connaît actuellement des revendications sécessionnistes risquant de faire imploser l’unité du pays. Abiy Ahmed, le Premier ministre éthiopien, a beau revendiquer la victoire dans la guerre qu’il mène depuis un mois contre le pouvoir dissident de la région du Tigré, le conflit semble s’enliser. Avec un risque d’embrasement pour toute la Corne de l’Afrique si la situation n’était pas contenue. Le point sur la situation avec Gérard Grizbec, chercheur associé à l’IRIS.

Pouvait-on anticiper le conflit qui secoue actuellement l’Éthiopie ? Quelle analyse des causes peut-on dresser ?

L’histoire n’est jamais écrite, mais on pouvait craindre une crise de ce type tant les tensions sont vives entre les Tigréens et le gouvernement fédéral éthiopien depuis l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed en 2018. Ainsi l’an dernier le chef d’état-major des armées, originaire du Tigré, a été assassiné par son garde du corps à Addis Abeba dans des conditions obscures. Le même jour, une autre attaque a eu lieu contre des dirigeants de la région Amhara. Abiy Ahmed avait alors dénoncé une tentative de coup d’État. Cette fois, les deux parties se sont engagées dans une épreuve de force sans chercher à trouver une sortie politique. Des élections générales devaient avoir lieu en mai dernier. Elles ont été repoussées en août pour cause de Covid-19, puis repoussées encore à 2021. Jugeant la raison du report non fondée, le TPLF, le front de libération des peuples du Tigré, a organisé seul les élections dans l’État régional du Tigré en septembre, remportant tous les sièges. Dès lors le gouvernement a déclaré le scrutin illégal et le leader du TPLF, Debretsion Gebremichael, a jugé Abiy Ahmed illégitime, ayant dépassé la durée de son mandat depuis le mois d’octobre. Avec cette excommunication réciproque, la messe était dite. La guerre dure maintenant depuis le 4 novembre et même si l’armée éthiopienne est entrée dans Mekele, la capitale du Tigré, rien n’est réglé, bien au contraire.

Les Tigréens ne représentent que 6% de la population éthiopienne, sur un territoire grand comme l’Autriche, mais le TPLF, créé en 1975, a joué un rôle essentiel dans la chute de la dictature de Mengistu Haile Mariam, en 1991. Meles Zenawi est alors porté au pouvoir par une coalition, mais très vite le FPLT prend le dessus. Lui-même Tigréen, Meles Zenawi va favoriser les siens durant plus de 20 ans, jusqu’à sa mort en 2012. Aucun poste important ne va échapper au FPLT, quel que soit le domaine : politique, militaire ou économique. L’Éthiopie donne alors l’impression d’être une extension du Tigré… Il est vrai que ce peuple se vit comme l’âme du pays avec son passé prestigieux : le Royaume d’Aksoum a donné le nom d’Éthiopie dès le IVe siècle. Jusqu’au VIIe siècle, ce royaume devenu empire couvrait un vaste territoire incluant l’Éthiopie, l’Érythrée, la Somalie, le Soudan, l’Égypte, le Yémen et l’Arabie saoudite. Autant dire que les Tigréens ont un fort sentiment identitaire. Ils ont su résister aux invasions arabe, perse, mais aussi portugaise et italienne jusqu’au début du XXe siècle.

Peut-on considérer que la question religieuse y joue un rôle important ?

La religion ne joue pas de rôle dans cette crise, mais en revanche les chefs religieux peuvent aider à apaiser les tensions. La religion chrétienne est la plus répandue, l’islam sunnite est la 2e religion. Les relations entre les deux confessions sont plutôt apaisées et les mariages mixtes sont courants. Ainsi, le Premier ministre Abiy Ahmed est protestant, de père musulman et de mère chrétienne. L’islam est resté longtemps cantonné sur la côte avec l’arrivée des Arabes par la mer Rouge. En revanche, le christianisme apparaît dès le Ier siècle, sans doute propagé par des marchands. La conversion du Roi d’Aksoum a lieu au IVe siècle peu de temps après l’empereur Constantin. Le Tigré se vante de détenir l’Arche d’alliance dans une chapelle d’Aksoum, où nul ne peut pénétrer. Ce coffre, selon la tradition, contiendrait les Tables de la Loi données par Dieu à Moïse. Une relique sacrée pour les trois religions monothéistes.

Pendant des siècles, l’Éthiopie chrétienne va vivre isolée, cernée au Nord et à l’Est par le monde musulman. À tel point que lorsque les Croisés arrivent à Jérusalem au XIIe siècle, ils apprennent qu’il existe un pays chrétien, de l’autre côté du « monde musulman ». Ce n’est qu’au XIVe siècle que des représentants de l’Église se rendent à Rome et à Avignon. Un lieu de culte leur est attribué, qui existe encore aujourd’hui, derrière la basilique Saint-Pierre : Santo Stefano dei Mori (des Maures).

Du fait de son long isolement, l’Église éthiopienne est restée indépendante et a gardé un lien très fort avec l’Ancien Testament. Par exemple, elle pratique la circoncision, le Shabbat et les interdits alimentaires. C’est une religion orthodoxe autocéphale depuis 1948, date de sa séparation de l’église copte orthodoxe d’Égypte. Son patriarche, Abune Mathias, est Tigréen, il entretient de bonnes relations avec le Vatican. Les catholiques ne représentent que 1% de la population. Il existe aussi une communauté protestante (18% de la population) implantée surtout au sud-ouest du pays.

Le pape François a reçu à Rome Abiy Ahmed en janvier 2019. À l’époque, le Premier ministre éthiopien suscitait beaucoup d’espoir, car il avait signé un accord de paix avec l’Érythrée, ce qui lui a valu le prix Nobel de la paix quelques mois plus tard. L’archevêque d’Addis Abeba a lancé, il y a quelques jours, un appel à la raison, rappelant que le pays n’est sorti qu’en 2000 d’une guerre avec l’Érythrée qui a fait 80 000 morts.

Quelle est la situation actuelle du pays, alors que Abiy Ahmed revendique la victoire dans la guerre qu’il mène depuis un mois contre le pouvoir dissident de la région du Tigré, et que les élections générales sont une nouvelle fois repoussées ?

La guerre dure depuis le 4 novembre. L’armée fédérale est montée au combat avec son artillerie et son aviation. L’accès au Tigré a été interdit aux journalistes, le téléphone et l’électricité ont été coupés. Avant l’offensive, Abiy Ahmed réclamait l’arrestation de 76 dirigeants du FPLT et la livraison des armes détenues par le mouvement. Évidemment, les Tigréens ne pouvaient que refuser. On sait peu de choses sur la situation à Mekele, capitale du Tigré, qui compte 500 000 habitants. Les organisations humanitaires dénoncent des crimes de guerre. 45 000 Tigréens, en majorité femmes et enfants, ont déjà trouvé refuge au Soudan voisin. Avant même cette guerre, au Tigré, 600 000 personnes dépendaient de l’aide humanitaire.

La prise de Mekele a été annoncée par le Premier ministre ; même si l’information se confirmait, ce ne peut être la fin de la guerre. Le FPLT a une longue tradition de guérilla ; selon International Crisis Group, il peut aligner 250 000 combattants, ce qui correspond à peu près aux effectifs de l’armée fédérale éthiopienne. Autant dire que cette guerre risque d’être longue et sanglante. Debretsion Gebremichael, chef du FPLT, mise sur un pourrissement du conflit et les pressions internationales pour faire reculer le gouvernement fédéral. Pour le moment, Abiy Ahmed rassemble l’adhésion des autres communautés, en particulier la sienne, les Oromos, qui représentent 35% de la population, mais aussi les Amharas (25% de la population). Frustrée, humiliée par 20 ans de domination tigréenne, chaque communauté veut prendre sa revanche. Déjà, l’armée fédérale a été purgée de ses éléments tigréens, même à l’étranger, parmi les Casques bleus de l’ONU, et même à l’Union africaine, dont le siège est à Addis Abeba ; le chef de la sécurité de l’organisation a ainsi été limogé. À New York, l’ONU a publié un communiqué s’inquiétant du rapatriement du Sud Soudan et de Somalie de soldats éthiopiens sous uniforme des Nations unies. Certains auraient disparu. D’autres sont restés, mais ont été désarmés, comme en Somalie : les chiffres de 2 à 300 ont été avancés. L’ONU est d’autant plus inquiète que les soldats éthiopiens sont considérés comme les plus efficaces sur le terrain.

Ces dernières semaines, de nombreuses médiations ont été tentées, à commencer par celle du président sud-africain, Cyril Ramaphosa, qui préside en ce moment l’Union africaine, mais aussi les chefs de la diplomatie américaine et française. La Chine suit avec inquiétude l’évolution de la situation, car l’Éthiopie est sa porte d’entrée en Afrique, et est une pièce importante de son projet de « routes de la soie ».

Cette crise est grave, elle aura forcément des conséquences au plan régional : l’Éthiopie est un géant de la Corne de l’Afrique, c’est le pays le plus peuplé du continent après le Nigéria (110 millions d’habitants), avec une superficie égale au double de la France. Il était jusqu’alors un facteur de stabilité régionale, entouré de pays en guerre ou en crise : les deux Soudan à l’Ouest, l’Érythrée au Nord et la Somalie au Sud-Est. Il est le deuxième contributeur mondial de soldats pour les Nations unies. Il subit déjà le plus grand mouvement migratoire interne de la planète, de l’ordre de 3 millions de personnes, qui errent d’une région à l’autre, en raison de la malnutrition et des frictions entre les communautés (on dénombre 80 communautés dans tout le pays). Le risque d’une implosion est possible. Un article de la Constitution permet le droit à la sécession d’une province, mais aucun des belligérants ne le réclame.

Si la guerre devait s’embraser entre les peuples comme dans les années 90 en Yougoslavie, les conséquences pourraient être pires, car la guerre en Yougoslavie était restée circonscrite au pays. Là, toute la Corne de l’Afrique risquerait l’embrasement, aux portes du petit territoire de Djibouti, où sont basés des soldats français, américains et chinois.
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