ANALYSES

L’humanitaire peut-il être illégal ? Le principe de fraternité et les noyés de la Grande Bleue

Tribune
27 août 2020


C’est une nouvelle qui est passée presque inaperçue dans la moiteur estivale et le chassé-croisé du 15 août. Le Sea-Watch 4 a pris la mer le samedi pour porter secours aux migrants en Méditerranée. « Encore ! », diront les humanitaro-sceptiques. « Encore un navire qui facilitera le travail des passeurs ! ». « Enfin ! », diront beaucoup d’autres. Enfin, après près de deux mois passés sans aucune opération civile de recherche et de sauvetage en Méditerranée.

La crise sanitaire n’a pourtant pas ralenti le flux des canots de fortune qui tentent la traversée. Selon les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur italien, l’arrivée de migrants en Italie a été multipliée par 2.5 au cours des 12 derniers mois et 21 618 migrants ont officiellement débarqué sur les côtes italiennes du 1er août 2019 au 31 juillet 2020 (sur la même période, on avait comptabilisé 8 691 arrivées l’année précédente). Si on est loin des volumes enregistrés au pic de la crise syrienne, on est aussi loin du volume réel des personnes ayant tenté la traversée, puisque les noyés ne sont tracés nulle part (précisément) et que les débarquements en catimini sont monnaie courante.

Sea Watch, SOS Méditerranée, Médecins sans frontières, Sea Eye, Mediterranea, Open arms. D’ancrage allemand, français, espagnol, italien, suisse, ces six ONG incarnent aujourd’hui le principe européen de fraternité dans un contexte de crise sanitaire où il est devenu de bon ton de se replier sur soi-même. Elles témoignent toutes à leur façon de l’échec politique collectif à traiter la question migratoire. Car force est de constater que les approches menées jusqu’à présent ont été un fiasco. Malgré quelques vœux restés pieux, l’Europe est incapable de proposer une solution pérenne pour gérer les flux d’arrivée, même lorsqu’ils sont raisonnables en volume. La norme reste du bricolage, et malgré les effets d’annonce, une constante est bien d’éviter de partager le fardeau.

Les pays du bassin méditerranéen sont les premiers exposés à cette crise de l’asile. La Grèce, l’Italie, la Turquie portent le poids des arrivées. La Libye, la Tunisie, celui des départs. Si l’idée d’une solidarité européenne a bien germé il y a cinq ans, au plus fort de la crise syrienne, des hotspots devant permettre l’instruction des demandes d’asile sur le lieu d’arrivée puis une répartition de l’accueil un peu partout en Europe une fois le statut de réfugié confirmé, la pratique a déçu. Au mépris du droit international coutumier, le droit de refoulement des demandeurs d’asile hors d’Europe a rapidement été rendu possible par la signature de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie, et en échange d’une aide massive à ce pays tiers dit « sûr », l’Union européenne y a transféré sans ciller la totalité de la charge d’accueil de plusieurs millions de réfugiés.

À l’époque, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) avait publiquement refusé de prendre part à une telle marchandisation du droit d’asile et n’avait pas participé aux instructions de dossiers dans les pays européens d’arrivée. Décidée à Athènes par les ministres de l’Intérieur européen, cette approche qui cautionnait le renvoi systématique des demandeurs d’asile en Turquie était incompatible avec les bases juridiques françaises. Le droit d’asile français découle en effet du préambule de la Constitution qui stipule que même si des accords peuvent exister avec d’autres pays européens qui ont une approche similaire en matière de protection des Droits de l’homme, les autorités de la République gardent le droit de donner asile à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif. Tout étranger qui se réclame du droit d’asile est par ailleurs autorisé à demeurer provisoirement sur le territoire jusqu’à ce qu’on ait statué sur sa demande (décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993). Le mode de fonctionnement actuel qui est basé sur la sous-traitance de la gestion des flux migratoires vers l’Europe à des pays extérieurs à l’Union est en contradiction permanente avec ces deux textes.

Au droit français se superpose le droit de la mer, qui prescrit l’obligation de secourir toute personne en détresse, sans délai, peu importe les profils. Et ce droit est ancien. Une ordonnance de marine de 1681 imposait déjà de porter secours à toute personne en danger de naufrage et ce devoir d’assistance s’est par la suite étendu à l’ensemble des capitaines de navires. Au large des États côtiers, des services de sauvetage se développent dès le début du 19e siècle : la Royal Institution for the Preservation of Life from Shipwreck au Royaume-Uni en 1823 ; la Société humaine des naufragés de Boulogne en 1825, suivie par la création de sociétés similaires dans plusieurs villes côtières françaises ; la Société centrale de sauvetage des naufragés en 1865 ; jusqu’à la Société nationale de sauvetage en mer, association reconnue d’utilité publique créée en 1967. Cette obligation d’assistance en mer entre aussi dans les codes écrits. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer (1982) prévoit à ce sujet que « tout État exige du capitaine de navire battant son pavillon (…) qu’il prête assistance à quiconque est trouvé en péril en mer » et que « tous les États côtiers facilitent la création et le fonctionnement d’un service permanent de recherche et de sauvetage adéquat et efficace pour assurer la sécurité maritime (…) » (article 98). Si la législation est donc plutôt bienveillante, le droit de la mer se heurte en plein à la résistance des États qui sont moins concernés par les arrivées quotidiennes.

Aucun des navires associatifs de sauvetage sillonnant la Méditerranée ces dernières années n’a battu pavillon français. L’Aquarius était sous pavillon panaméen, son successeur, l’Ocean Viking sous pavillon norvégien. Le Sea Watch 4, le Lifeline et l’Alan Kurdi battent pavillon allemand. Le Moby Zazà et le Mare Jonio sont italiens et l’Open Arms, espagnol. La France n’est pas absente des opérations de secours, mais en privilégiant un appui indirect aux opérations menées par l’agence européenne Frontex, on peut légitimement se demander si le pays des droits de l’Homme prend suffisamment sa part (l’Allemagne n’a plus à le prouver). Plusieurs dizaines de milliers de personnes seraient décédées en Méditerranée depuis 2014 (estimations basses de l’Organisation internationale des migrations). La Méditerranée devient un vaste cimetière. Des capitaines sont obligés d’accoster de force pour débarquer des personnes qu’ils viennent de secourir, les quatorzaines d’équipage se multiplient en cette période de crise sanitaire ce qui retarde d’autant les actions de sauvetage en mer, des navires sont immobilisés abusivement à quai pour des raisons techniques ou administratives, le comble étant quand la raison invoquée est d’avoir transporté plus de personnes que le nombre autorisé par le certificat de sécurité… 2020 est une année bien noire pour le secours en mer. Ce qui est financé sur fonds publics est clairement insuffisant, et la société civile qui agit sur fonds majoritairement privés est constamment bloquée dans ses actions, à la limite du harcèlement. Mais c’est le manque de solutions qui est certainement pire, et surtout cette indifférence chronique qui ne s’émeut même plus des noyades quotidiennes. Dans une eau à 10°, la mort survient par hypothermie au bout de deux heures maximum. Certains font le bouchon, c’est-à-dire paniquent, s’enfoncent dans l’eau, puis remontent, puis se ré-enfoncent, jusqu’à épuisement. D’autres gorgent leurs poumons d’eau très vite et coulent.
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