ANALYSES

Afrique/Covid-19 : cette fois-ci, traitons les causes profondes des inégalités !

Tribune
8 avril 2020
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La majorité des pays africains ont réagi dès les premières annonces de cas de Covid-19 pour limiter les échanges et la transmission du virus. Or, des mesures de confinement général sont souvent plus difficiles à respecter pour les populations les plus marginalisées et pour les États qui ont une marge de manœuvre limitée pour renflouer leurs caisses publiques et adopter les mesures de soutien nécessaires. D’autant plus que l’arrêt de l’économie mondiale aura impacté le continent avant même l’urgence sanitaire. Dans leurs réunions virtuelles fin mars, dirigeants et ministres du G20 ont reporté toute décision collective sur les modalités d’appui au 15 avril. Partout dans le monde, le confinement – pour ceux qui sont en mesure de le respecter – risque d’être moins efficace à cause des inégalités criantes qui se sont encore creusées pendant les dernières décennies.

Ces derniers jours, le discours du président ghanéen Nana Akufo-Addo, annonçant le confinement des deux grandes régions d’Accra et de Kumasi pour deux semaines, a suscité beaucoup d’éloges. Si son « Nous savons ce qu’il faut faire pour ressusciter notre économie. Mais nous ne savons pas comment faire pour ressusciter des êtres humains » (traduit de l’anglais) paraît comme une évidence, partout dans le monde, les tergiversations liées au confinement des populations et l’arrêt des secteurs productifs donnent l’impression que plus d’un dirigeant a des doutes. Mais il s’agit aussi de tenir compte du fait que certaines populations, à défaut de mesures appropriées mises en place par leurs États, ne peuvent tout simplement pas se le permettre.



À l’heure du Coronavirus, les inégalités sanitaires et économiques se creusent

Contrairement aux mesures de relance et de maintien des salaires, adoptées dans les pays du G20, la majorité des États africains ne disposent pas de la souplesse budgétaire nécessaire pour limiter les dégâts et rassurer leurs populations face à la perte de revenus. En effet, pour beaucoup de familles le choix reste malheureusement entre « sortir et s’exposer au virus » ou « rester à la maison et s’exposer à la faim et d’autres conséquences dramatiques ». D’autant plus que les informations et traitements médicaux fallacieux ne manquent pas. Une situation qui n’est pas non plus inédite en Europe ou aux États-Unis, où ce sont les salariés les plus précaires qui continuent à travailler ; les migrants et les personnes sans domicile auxquels les autorités peinent à donner les moyens pour se protéger et empêcher de devenir des agents de propagation.

Pourtant, les mesures de précaution pour éviter que le virus n’arrive sur le continent africain ne manquaient pas. Aussitôt que les premiers cas ont été détectés, un grand nombre d’États ont réagi rapidement avec des fermetures des voies aériennes et des frontières. Nombreux sont ceux qui ont instauré des couvre-feux et limité les activités économiques. Or, c’est la réponse dans la durée, indispensable selon des professionnels de santé, qui se heurte aux réalités locales. Ainsi, le président béninois Patrice Talon a déjà annoncé que le confinement serait impossible, et Kinshasa est revenu sur sa décision d’un confinement total.

Double-peine pour les économies en développement

Mais si Nana Akufo-Addo a bien évidemment mis en avant un point fondamental, les interdépendances économiques, favorisées par la mondialisation, rendront encore plus difficile, pour certains États africains, d’assurer la survie de leurs populations. Celles-ci impactent les systèmes de santé, dont la plupart auraient en réalité besoin d’un investissement bien plus conséquent que ce que l’Europe peine à faire, aussi bien que les importations de biens essentiels. Alors que les équipements de protection et les appareils respiratoires se font rares partout dans le monde, c’est aussi l’importation de nourriture qui risque de pâtir. Malgré son grand potentiel agricole, le continent est devenu un importateur net de denrées alimentaires depuis les ajustements structurels des années 1980.

Fluctuation de devises en 2008 et post COVID 19 (en %)


Source : CNUCED, The COVID 19 shock to developing countries, Mars 2020


Avec l’arrêt de l’économie mondiale, beaucoup de pays sur le continent se voient non seulement confrontés à un assèchement des ressources domestiques (diminution des activités intérieures, des industries du transport et du tourisme, etc.), mais aussi des revenus d’exportation (fourniture de chaînes de valeur mondiales et impossibilité d’écouler les produits destinés à l’exportation[1], chute des prix des matières premières, dépréciation des devises, etc.) et des transferts de la diaspora. À cela s’ajoute le rôle croissant du secteur financier au cours des dernières années, notamment des investissements spéculatifs et de la fuite des capitaux. La panique des investisseurs depuis le début de la pandémie a déjà conduit à une sortie des capitaux trois fois supérieure à celle de la crise de 2008 des économies en développement (83 milliards de dollars US), en partie enregistrée en Afrique subsaharienne.

Alarmé par ce cumul des difficultés pour faire face à la pandémie et le risque d’une mutation du virus qui pourrait provoquer des nouvelles vagues de l’épidémie du Sud vers le Nord, António Guterres a rappelé que c’est le système de santé le plus fragile qui déterminera le succès dans l’éradication du virus[2]. S’adressant aux États membres du G20, il les invite à mettre de côté les instruments économiques et politiques traditionnels afin de mettre sur la table un appui inédit de plusieurs milliers de milliards de dollars US pour protéger foyers et entreprises dans les pays les plus fragiles. Cet appui devrait notamment se composer de mesures immédiates pour assurer les liquidités nécessaires, la restructuration de dettes, la gratuité des prix des transferts de la diaspora, et inclure le financement des instruments de protection sociale et de chômage.

Un appel qui dépasse largement les premières demandes des ministres africains des Finances. Réunis dans plusieurs conférences virtuelles, ceux-ci demandent notamment de libérer un financement d’urgence initial de 100 milliards de dollars US – dont 44 milliards pourraient être assurés par une suspension des paiements des intérêts de la dette – prévus pour 2020. À noter que ce dernier montant correspond globalement à l’aide publique au développement (APD) décaissée chaque année pour le continent[3]. Il pourrait augmenter de façon conséquente si les principaux bailleurs bilatéraux respectaient leur engagement de décaisser 0,7 % de leur revenu national brut en tant qu’APD.

Allègement de la dette et liquidités : le G20 remet toute décision collective au 15 avril au moins

La voie de l’emprunt pour gérer la crise et mitiger ses impacts économiques reste largement fermée sur le continent africain. Depuis 2013, les niveaux de la dette publique, encouragés par l’injection de liquidités suite à la crise financière de 2008, sont en plein essor et dépassent largement les 50 % du PIB dans de nombreux États du continent. Le Fonds monétaire international (FMI) indique que le nombre de pays en Afrique subsaharienne en situation de surendettement (par exemple le Mozambique, le Zimbabwe ou la République du Congo) ou qui courent un risque élevé de surendettement a augmenté de six à seize entre 2014 et 2018. Une grande partie des prêts a été contractée auprès de créditeurs privés à des taux d’intérêt élevés, rendant les risques encore plus criants.



Lors du sommet virtuel des dirigeants du G20 le 26 mars, les différents appels – notamment de la part des ministres africains des Finances, mais aussi de la France, du FMI et d’autres institutions onusiennes – à un moratoire, voire un allègement de la dette, n’ont pas fait l’objet d’un consensus. Davantage affaibli depuis la crise financière de 2008, le G20, dans son communiqué final, repousse tout engagement concret en promettant un plan d’action qui adresserait les risques liés à la dette, signe à quel point la réponse multilatérale – pourtant indispensable à l’urgence historique de la situation – reste au stade de vœux pieux.

S’il paraît probable que le plan d’action, qui sera élaboré par les ministres des Finances du G20 d’ici le 15 avril, proposera des mesures, il sera d’autant plus important que celles-ci ne répètent pas les erreurs du passé. Trop souvent, les conditionnalités associées aux restructurations de la dette sous l’égide du FMI ont obligé les États à diminuer leurs dépenses publiques, fragilisant ainsi les mêmes services publics, qui seraient aujourd’hui indispensables pour combattre la pandémie. Ainsi, la Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED) propose que toute décision soit surveillée par un panel d’experts indépendants au lieu de dépendre de l’organisme créancier.

Dans le même esprit du chacun pour soi, les dirigeants du G20, ainsi que les ministres des Finances, réunis le 31 mars, se sont également abstenus de toute référence à la crise monétaire qui risque davantage de compliquer l’importation de biens de première nécessité dans les économies plus vulnérables. La fuite de capitaux ainsi que la diminution des revenus en monnaies convertibles mènent à un épuisement des réserves monétaires des banques centrales, rendant ainsi impossible l’achat sur le marché international, où la plupart des transactions ont lieu en dollars américains. Les États-Unis ont accordé des lignes de swap[4] (permettant d’injecter des USD qui seront échangés à nouveau après la crise) à un nombre restreint d’États, sans pour autant élargir cet outil à tous les pays. Une situation qui donne un pouvoir exceptionnel à la Réserve fédérale américaine pour décider si une économie aura accès aux liquidités indispensables pour combattre la crise en cours et ses conséquences.

Or, depuis plusieurs années des spécialistes de la finance et de la société civile ne cessent de souligner l’importance d’adapter l’instrument alternatif qui existe au niveau du FMI depuis 1969 – les droits de tirage spéciaux (DTS). Cet outil permet de mettre à disposition des États des monnaies convertibles dans des situations d’urgence, voire de servir en tant que véritable monnaie universelle. Réutilisés pour la première fois depuis 30 ans pendant la crise de 2008, des droits de tirage spéciaux à hauteur de 12 milliards de dollars US (sur un total de 183 milliards de dollars US, les droits sont attribués en fonction des quotes-parts de vote qui dépendent du poids financier) ont été mis à disposition des États africains[5]. Une bouffée d’oxygène importante pour certains pays qui disposaient de réserves de change bien moindres à l’époque.

Les demandes d’accroître considérablement l’allocation des droits de tirage spéciaux se multiplient[6]. Néanmoins, aucune décision collective n’a été prise à ce jour.

Un autre moyen pour contrer la fuite des capitaux, massive et récurrente en temps de crise, serait de règlementer les mouvements des capitaux entre pays, lesquels ont été graduellement libéralisés depuis les années 1970. Même des institutions comme le FMI commencent à questionner l’impact de cette libéralisation sur des économies en développement[7]. Or, dans le cadre de la lutte contre les conséquences économiques de la pandémie, seul le CNUCED[8] souligne l’importance de remettre en place de telles règles pour empêcher d’autres pertes de ressources indispensables.

La solidarité interétatique ne peut pas rester confinée

Il est évident que le monde post Covid-19 ne sera pas le même. Les profondes séquelles humaines et économiques que la pandémie laissera ne pourront pas être guéries par une relance économique, aussi rapide soit-elle.

Lors de son discours du 12 mars 2020, Emmanuel Macron a affirmé qu’il fallait « […] interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour […] » et que « […] la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges, mais des biens précieux […] ». Des enjeux que bien des dirigeants officiels des Nations unies et experts de tout horizon ont analysé, porté et défendu depuis des décennies, certains en proposant des solutions concrètes et systémiques. Des revendications dont une partie est déclinée dans l’Agenda 2030 pour le Développement durable. Un agenda pour lequel il ne reste que 2/3 du temps prévu pour la mise en œuvre et qui, de même que l’Accord de Paris, se heurte trop souvent aux réalités de nos modèles économiques et financiers, qui creusent les inégalités à l’intérieur, mais aussi entre États. Notamment, l’Objectif 3 concernant la santé rencontre des défis majeurs dans de nombreux pays.

Comme le rappelle le CNUCED en citant John Maynard Keynes « La difficulté n’est pas tant de développer de nouvelles idées, mais plutôt de se libérer des anciennes. »[9]. Reste à espérer que la pandémie de Covid-19 finira par sortir de leur confinement des décisions courageuses pour une véritable solidarité envers les populations et pays les plus marginalisés.

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[1] Par exemple, le marché de l’horticulture au Kenya et en Éthiopie, voir RFI, Le Coronavirus met à genoux le marché de la reine des fleurs, mars 2020 [dernière consultation le 04 avril 2020].

[2] United Nations, Shared Responsibility Global Solidarity: Responding to the socio-economic impacts of COVID-19, March 2020 [Cconsulté le 04 avril 2020].

[3] Une somme qui n’est toutefois pas reçue en intégralité, il faut retirer les dépenses effectuées au niveau des bailleurs (frais administratifs, accueil de réfugiés, entreprises des bailleurs, etc.) et tenir compte de l’efficacité de sa mise en œuvre.

[4] Un dispositif temporaire d’échange réciproque de devises

[5] Voir CNUCED, The COVID 19 shock to developing countries, March 2020, p. 12, [Consulté le 04 avril 2020].

[6] Après  la demande des ministres africains des Finances et l’offre du FMI, Bruno le Maire a également confirmé le soutien de la France.

[7] Pour plus d’informations, voir Secours Catholique, La Finance aux citoyens, 2019 [Consulté le 04 avril 2020].

[8] Voir CNUCED, The COVID 19 shock to developing countries, March 2020, p. 10, [Consulté le 04 avril 2020].

[9]  Traduit de l’anglais.
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