ANALYSES

« Se nourrir au temps du COVID-19 : seuls les agriculteurs nous en donnent le pouvoir »

Interview
24 mars 2020
Le point de vue de Sébastien Abis


De plus en plus de pays adoptent des mesures de confinement afin d’endiguer la pandémie mondiale de Covid-19. Cette situation inhabituelle entraîne des mouvements de foule dans les supermarchés, inquiète quant à son alimentation. Sébastien Abis, chercheur associé à l’IRIS et directeur du Demeter, nous rappelle l’importance du rôle de l’agriculture dans la sécurité alimentaire, mais aussi ce que la crise nous apprend sur nos politiques agricoles.

Doit-on avoir peur de manquer de nourriture avec le COVID-19 ?

Plus d’un milliard de personnes sont confinées chez elles aujourd’hui dans le monde. Pour beaucoup, cette situation inédite leur rappelle à quel point l’alimentation constitue un bien essentiel pour affronter la période. Sans nourriture à domicile, il est difficile de pouvoir rester chez soi. Bien que des comportements aient pu sembler exagérés, nous avons observé ces derniers jours la ruée vers les magasins et les supermarchés. S’approvisionner avant de ne plus pouvoir (autant) sortir apparaissait comme nécessaire. Les gens préfèrent disposer de stocks pour faire face à l’inconnu. Or, il convient de mentionner que les rayons, parfois, se sont retrouvés vides par excès d’achats et de fréquentation soudaine des magasins, et en aucun cas parce que nous manquerions de produits en France. Car la logistique est tout à fait efficiente, et il faut compter sur la solidité de ces chaînes alimentaires pour que les flux demeurent bien organisés dans les prochaines semaines, voire les prochains mois. Le défi est surtout là : dans la logistique et dans la capacité du secteur agricole à pouvoir continuer son activité. C’est vrai dans les exploitations agricoles, tout comme dans les industries ou les transports de biens alimentaires. La chaîne de la sécurité alimentaire ne doit pas dérailler. La performance de la France en la matière doit nous rassurer. Je le précise, car tous les pays dans le monde n’ont pas les mêmes garanties. Dans certaines régions, la pandémie du COVID-19 aura un impact significatif sur les systèmes agricoles et les conditions de la sécurité alimentaire. Sans oublier que des conflits existent et que notre attention à leur égard diminue, puisque nous sommes focalisés sur ce coronavirus. Les cartes géopolitiques de certaines guerres et foyers de tension pourraient donc évoluer.

Que nous dit le COVID-19 à propos de la sécurité alimentaire en France ?

Sachons rester prudents à ce stade. Deux considérations peuvent néanmoins être émises. D’abord, que le pays ne va pas se retrouver affamé. Le danger mortel, c’est ce coronavirus. Mais ce qui est vrai en France ne l’est pas forcément partout. Cela peut paraître dérangeant de le dire ainsi, mais plus de gens mourront de faim dans le monde cette année que de ce virus. Les Nations unies ont beau le communiquer souvent, peu de personnes savent que près de 10 millions d’individus succombent chaque année à la sous-alimentation sévère. Seconde considération : dans le drame qui se joue actuellement avec le COVID-19, nous reprenons sans doute conscience, en France, que la sécurité, individuelle et collective, passe par trois piliers essentiels : la santé, l’énergie et l’alimentation. C’est autour de ce triptyque que les populations construisent leur confinement. Et chacun comprend – ou doit absolument comprendre – que ces secteurs sont stratégiques. Il faut absolument souligner ici qu’ils le sont en permanence, même en temps normal. Les crises sont des piqûres de rappel violentes, mais tout au long de l’année, chaque jour, à plusieurs moments de la journée, notre sécurité repose en grande partie sur l’alimentation. Sans elle, pas de tranquillité, pas de stabilité, pas de développement, et même pas de plaisir pour les sociétés qui, comme les nôtres, ont tellement l’habitude d’avoir les quantités importantes constamment à disposition, qu’elles ont le luxe de pouvoir débattre essentiellement des qualités des produits consommés. Là encore, pas de discussion possible sur la qualité sans quantité à analyser. C’est tellement évident qu’on oublie de le dire. Et c’est à l’image de notre perception sur l’alimentation : c’est tellement automatique qu’on en oublie parfois qu’elle est précieuse. La crise du COVID-19 et ce confinement nous invitent à reconsidérer nos regards sur ce qui est essentiel et ce qui est superflu dans la vie. L’alimentation est indispensable. Pour en avoir, il faut compter sur le travail des agriculteurs, des industries alimentaires et de tous les opérateurs qui déplacent et mettent en distribution ces produits indispensables pour vivre.

Quel rôle joue l’agriculture en cette période de crise ? Comment est-elle impactée par le COVID-19 ?

Nos agriculteurs sont dans nos foyers, sur nos tables, dans nos assiettes. Le monde agricole est pleinement mobilisé. Il ne peut rester confiné chez lui. Les agriculteurs sont dans leurs champs et poursuivent la conduite de leur campagne afin de récolter. Les entreprises s’activent toujours autant, quelles que soient les filières. L’industrie tourne pour transformer les productions. La logistique est, à ce stade, assurée pour rapprocher l’offre de la demande, partout en France, dans les villes comme dans les zones rurales plus reculées. Certains groupes sucriers français, producteurs de bioéthanols, ont ainsi réorienté des sites de productions afin de fournir du gel hydroalcoolique aux services médicaux. Des primes sont prévues pour les salariés de la grande distribution, qui continuent à se rendre sur leur lieu de travail. Nombreux sont les exemples qui montrent actuellement comment les agriculteurs et les entreprises du secteur se situent au cœur du dispositif de sécurité nationale. De leur bon fonctionnement dépendent la stabilité du pays et l’approvisionnement stable de la population française. Pouvoir manger, c’est grâce à ces agriculteurs et à ces acteurs. Toutefois, il faut pointer du doigt certains risques : salariés exprimant leur droit de retrait, absence de main d’œuvre suffisante pour récolter les produits de saison – notamment fruits et légumes – conséquences potentielles du tarissement des flux commerciaux internationaux. Sur ce dernier élément, nous pourrions à la fois avoir moins de produits arrivant du reste du monde dans nos magasins, mais aussi plus de difficultés à exporter, si les échanges transnationaux ou intercontinentaux s’avèrent contraints. La fermeture des frontières ou les problématiques logistiques du commerce international seront à surveiller. L’agriculture française exporte. Notre pays importe aussi. Des équilibres pourraient être bousculés si la crise sanitaire et le confinement s’allongent, avec les conséquences géopolitiques que cela peut engendrer dans les pays ayant recours aux marchés internationaux pour compléter leurs productions et répondre à leurs besoins alimentaires. Sans oublier le renchérissement éventuel de produits si des phénomènes de pénurie localisée ou de stockage excessif de la part de certains acteurs viennent agiter les marchés, plus réactifs que jamais aux dynamiques psychologiques et aux désinformations… Les effets du COVID-19 sur l’économie française n’épargneront pas le secteur agricole et agro-alimentaire. Ils toucheront aussi le commerce international et interrogeront la géographie de certaines chaînes de valeur. L’agriculture sera concernée.

La crise du COVID-19 peut-elle modifier le regard sur l’agriculture en France ?

Là encore, veillons à ne pas tirer de conclusions hâtives. La situation actuelle est complexe, inédite et nécessite de la retenue. Je voudrais simplement relever quelques faits et les mettre en perspective. D’abord, dans son discours du 12 mars 2020, le président de la République a mentionné l’alimentation, précisant qu’il fallait en avoir le contrôle, au même titre que la santé, et ne pas déléguer à d’autres la capacité à nous nourrir. Emmanuel Macron a donné une tonalité grave au thème qu’il a souvent mis en avant : l’importance d’une souveraineté alimentaire de la France et de l’Europe. De ce discours charnière à propos du COVID-19, les agriculteurs et les entreprises du secteur ont entendu un appel. D’où la mobilisation évoquée précédemment. Mais ils ont aussi entendu une promesse : celle de maintenir l’agriculture au centre des enjeux stratégiques d’avenir. Dans la foulée, le gouvernement a souligné, aux professionnels du secteur, que les pouvoirs publics savent compter sur les forces vives de la Nation, dont l’agriculture fait partie. Il faudra maintenant veiller à ce que les dispositifs exceptionnels de soutien économique, annoncés par le gouvernement, soient bien appliqués aux opérateurs agricoles et agro-alimentaires, avec sans doute des réponses appropriées à leurs besoins particuliers et leur sens des responsabilités collectives en cette période dite « de guerre ». Ce soutien politique ne saurait être conjoncturel. La reconnaissance devra perdurer. Cette considération hexagonale est aussi européenne. La crise en cours place tous les Européens devant des mesures de confinement, où les protections de santé et l’accès régulier à l’alimentation sont les préoccupations du quotidien. Ces insécurités les inquiètent. Car d’ordinaire, elles sont ailleurs, géographiquement parlant, donc on s’y intéresse généralement peu. Ou thématiquement parlant, puisque nous avons des peurs adaptées à nos vies et nos réalités. Si rien ne menace sa santé et son approvisionnement alimentaire, le curseur de l’inquiétude se déplace. C’est normal. Ce qui est contestable, c’est d’omettre parfois les conditions de base de la sécurité et le rôle essentiel de ceux qui travaillent pour offrir cette sécurité. En Europe, cette sécurité s’appelle la politique agricole commune (PAC). Elle est très mal nommée en réalité : il s’agit d’une politique alimentaire citoyenne ! Pour 500 millions de consommateurs, pas pour trois millions d’agriculteurs de notre continent. Nous avons, à tort, occulté la dimension stratégique de cette PAC : en plus de devoir gérer les paysages et de contribuer au bien-être des écosystèmes environnementaux, cette politique sert à nourrir la population avec des aliments en quantité, de qualité et très diversifiés. Pour le futur de l’Europe, qui entend protéger ses citoyens et se doter d’outils à même de cultiver sa souveraineté, comment imaginer que l’agriculture ne soit plus une priorité ? Elle a été le ciment de la construction européenne. Elle doit rester le maillon fort de nos solidarités humaines de demain.
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