ANALYSES

Côte d’Ivoire : vers une alternance politique ?

Interview
10 mars 2020
Entretien avec Franck Hermann Ekra, ancien conseiller chargé de la communication internationale et adjoint au conseiller principal à la Commission Dialogue Vérité Réconciliation de la Côte d’Ivoire, fondateur à Abidjan du Lab’nesdem, par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS.
 


Le 5 mars 2020 en Congrès, à la Fondation Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix de Yamoussoukro, le président Alassane Ouattara, a annoncé, après plusieurs mois d’attente sur cette question qu’il ne briguerait pas un troisième mandat et qu’il désirait faire place à la jeunesse ; un message à peine subliminal à l’attention de ses opposants politiques, Henri Konan Bédié (85 ans) et Laurent Gbagbo, pour l’instant hors-jeu (74 ans). En faisant ce choix de retraite, contrairement à certains de ses homologues dans la sous-région, l’actuel président de la République de Côte d’Ivoire semble vouloir entrer dans l’Histoire, alors qu’a priori il ne fait que respecter la Constitution.

Entretien avec Franck Hermann Ekra, ancien conseiller chargé de la communication internationale et adjoint au conseiller principal à la Commission Dialogue Vérité Réconciliation de la Côte d’Ivoire, fondateur à Abidjan du Lab’nesdem (laboratoire d’innovation et d’action publique) par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS. 

Comment comprenez-vous la séquence politique du président Ouattara, tandis que le président Faure Gnassingbé a été réélu pour un quatrième mandat, il y a quelques jours, et que la Guinée reste suspendue à un référendum qui pourrait créer les conditions d’une situation similaire en offrant la possibilité d’un troisième mandat au président Alpha Condé ? Cette concomitance des agendas, vous paraît-elle fortuite ?

L’année 2020 est effectivement, une année électorale majeure pour le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Ghana, la Guinée, le Niger et le Togo. Soit pas moins de six pays membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), avec toutefois une variété de configurations politiques, des conjonctures économiques singulières, des dynamiques sociétales contrastées.

En plus d’une géographie territoriale connexe et d’une démographie partagée, ce qui relie ces différents pays, c’est à la fois leur vulnérabilité sécuritaire intérieure et les mutations de la menace de l’extrémisme violent, qui s’étend désormais des marges sahéliennes aux côtes atlantiques. C’est en outre, la difficulté pour des États fragiles sinon faillis à maîtriser le continuum paix et sécurité, si ce n’est à assurer leur viabilité. Dans ce paysage sombre, le Ghana fait exception puisqu’il a progressivement assis une démocratie constitutionnelle fonctionnelle, depuis 1992. Envisager de s’accrocher au pouvoir un quart de siècle plus tard serait une idée folle. Le Nigérien Mahamadou Issoufou a asséné à ses pairs une leçon de civisme, en ne tergiversant pas sur l’épineuse question de la prolongation au-delà de 2021. Le Togo semble avoir oblitéré ses formalités électorales, dans des conditions opaques, qui indiquent toute l’étendue du chemin qu’il lui reste à parcourir pour s’affirmer, un tant soit peu, pluraliste. La Guinée emprunte la voie d’une inqualifiable régression, porteuse de risque de contagion régionale en « peau de léopard ». D’où l’extrême préoccupation suscitée par le recours au référendum populaire, pour éviter la redistribution des cartes, dans un contexte sous haute-tension communautaire. En acceptant de lever l’équivoque sur le déni de ses engagements de retrait passé, Alassane Ouattara ôte, du même coup, une hypothèque sur la paix en Côte d’Ivoire. Le rôle pilote de ce pays-région par son poids économique dans la zone de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et par sa capacité d’absorption migratoire, par son nouveau statut de hub antiterroriste et de poste avancé pour les opérations au Sahel, explique l’implication extérieure et l’engagement de tous à préserver sa respiration démocratique, près de dix ans après une guerre postélectorale, qui avait engagé militairement la France et les Nations unies.

Le président Ouattara a-t-il, selon vous, subi des pressions ou, plus pudiquement, des recommandations internationales ?

La célérité avec laquelle Emmanuel Macron s’est félicité sur les réseaux sociaux de « l’exemple » donné par la Côte d’Ivoire, en retweetant sur son fil la déclaration du président ivoirien, et le flot de réactions venu des bords de Seine sur les rivages du golfe de Guinée, indiquent que cette décision est a minima le produit d’une concertation, d’une bonne compréhension mutuelle. Souvenons-nous qu’à l’automne 2017, l’Élysée avait publié, à l’issue d’un entretien de clarification entre le chef de l’État français et son homologue ivoirien, un communiqué sans ambiguïté sur la position française quant à l’impératif de respecter l’esprit et la lettre de la Constitution ivoirienne que M. Ouattara avait fait adopter en 2016, en promettant de se garder de l’instrumentaliser.

On observe qu’en abdiquant toute tentation de maintien anticonstitutionnel, Alassane Ouattara se conforme aux desiderata de son partenaire particulier, soucieux de s’éviter un effet domino dans l’ancien précarré, ainsi qu’à la volonté souveraine du peuple de Côte d’Ivoire, déjà consigné dans la constitution de 2000, de ne plus voir quiconque effectuer plus de deux quinquennats à la magistrature suprême.

La diplomatie de style connivent, affiché ces derniers mois par la copule franco-ivoirienne, avait laissé poindre de sérieuses inquiétudes dans l’opinion, dans le landerneau politique, tout autant que dans les arcanes diplomatiques hexagonaux, européens et africains. Fondé de pouvoir de Paris, sur la transition monétaire du Franc CFA vers l’Eco, Alassane Ouattara pouvait difficilement assumer plus longtemps le coût politique d’une gouvernance aux répercussions aventureuses. D’où l’impression surréaliste de soulagement général, la dramatisation de cette séquence d’ordinaire plutôt banale, et le panégyrique tressé par la plupart pour saluer l’annonce anticipée des adieux républicains du président Ouattara.

Quelles sont, selon vous, les conséquences de cette annonce ? Est-ce que cela ouvre le jeu politique pour l’élection de 2020 ?

Encore une fois, par-delà l’effet d’annonce précisément recherché par M. Ouattara et ses soutiens, l’opinion n’est pas dupe et se montre plutôt suspicieuse quant aux manœuvres que ce coup de théâtre entend dissimuler. La société ivoirienne est profondément fragmentée, engluée dans des divisions artificielles. Il n’est qu’à observer, pour faire localement un peu de sociologie spontanée, les Unes des tabloïds, lesquelles reflètent autant qu’elles orientent les perceptions du commun. Cette presse coutumièrement partisane, est très clivée sur l’événement.

Sans surprise, les titres proches du pouvoir filent la métaphore sismographique sur le mode de l’émotion, du pathos. Ils soulignent sans aucune retenue, le caractère historique et exemplaire, voire la sagesse du renonçant, en osant des comparaisons plutôt audacieuses entre Ouattara et Mandela !

À l’opposé, on relativise dans l’autre camp l’initiative, sans pour autant rivaliser de sobriété, le champ lexical privilégié est celui du piège, de la capitulation, de la soumission. Le titre le plus éloquent dans cette veine, est celui du quotidien Aujourd’hui, fidèle à Laurent Gbagbo, qui barre sa Une d’une phrase qui en dit long sur l’état de confiance ou de défiance d’un important segment de l’opinion, sur fond d’une photographie d’Alassane Ouattara au format poster : « Attention, il s’en va… ».

Pour rouvrir l’espace de la représentation démocratique, les leviers sont clairement identifiés. Il faut redonner le sentiment aux citoyens ivoiriens, empêtrés dans un malaise démocratique persistant, que leur voix porte, que leur choix compte. Or, sans être nominaliste, le président Ouattara transfiguré par cette déclaration en principal arbitre des prochaines élections ne rassure personne en abordant ces échéances en termes de « transfert du pouvoir ». Il laisse dangereusement planer le doute sur sa volonté de confiscation dudit pouvoir au profit d’une coterie partisane, du fait d’un étrange télescopage avec l’agenda de la réforme constitutionnelle, sur des points techniques aux indéniables objectifs politiques, trivialement politiciens.

La Côte d’Ivoire se prépare-t-elle à une alternance politique dans des conditions pacifiées ? 

Tous les écrous ne sont pas levés, et de la coupe aux lèvres, il y a bien loin ! En avançant, par exemple, dans l’exposé des motifs du projet de loi portant modification de la Constitution, l’intention d’assurer la continuité des mandats parlementaires, au-delà de l’échéance du 31 décembre 2020, et ce sans limitation, jusqu’aux prochaines élections législatives, Alassane Ouattara laisse clairement entrevoir une possibilité d’extension de son propre bail présidentiel en cas de crise politique, sous prétexte de garantir la stabilité. L’opportunité du moment choisi pour ce toilettage en catimini n’est ni fortuite ni dénuée de risque.

Sur le plan électoral, stricto sensu, l’enjeu prédominant concerne maintenant les mécanismes d’identification qui sont, à ce jour, un véritable nœud gordien. Rééquilibrer, par une remise à plat, la Commission électorale en charge de l’organisation des scrutins, en lui conférant une indépendance réelle, une autonomie financière et statutaire, en conformité avec les prescriptions de la loi fondamentale, est d’évidence un prérequis. Sécuriser le processus en veillant à l’impartialité des forces de l’ordre est un autre niveau d’exigence régalienne. Mais l’accès équitable à la carte d’identité est certainement l’aspect crucial, si nous voulons nous prémunir d’une énième élection aux conséquences mortifères annoncées.

De la capacité opérationnelle à délivrer des documents administratifs, ou de la simple prorogation de leur validité, dépendent le respect du calendrier, la tenue régulière du premier tour de scrutin à l’échéance constitutionnelle du 31 octobre 2020, et la sincérité des listings et résultats électoraux. Aucune de ces obligations élémentaires indispensables n’est assurée. Les démons de l’exclusion ne sont toujours pas écartés. C’est désormais là, la tâche prioritaire et historique du président sortant, qui serait dans cette heureuse hypothèse, le premier en soixante-ans d’indépendance, à organiser une passation de charge à un successeur élu à la présidence de la République de Côte d’Ivoire, ce qui est un véritable préalable à la réconciliation nationale, une Arlésienne tant attendue.
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