ANALYSES

« La progression jihadiste peut déstabiliser l’Afrique de l’Ouest »

Presse
13 janvier 2020
La « philosophie » de la réunion est-elle toujours la même et qu’est-ce que cela signifie ?

L’invitation par le président Macron des chefs d’État du G5 pour cette rencontre de Pau a été très mal perçue par ces derniers et par leurs opinions publiques. Ils y ont vu une convocation, ce qu’elle était, suite à la mort en opération de 13 de nos compatriotes, alors qu’une campagne antifrançaise se déchaînait au Mali et au Burkina non seulement sur les réseaux sociaux mais aussi dans la presse locale et ceci sans réaction sérieuse des autorités. Celles-ci semblaient hésiter à assumer ce qui devenait le coût politique du soutien militaire français.

Les foules qui avaient acclamé les soldats de l’opération Serval en 2013 caillassent désormais les véhicules de l’armée française comme le montrait il y a quelques jours un documentaire diffusé sur une grande chaîne. Le chanteur Sélif Keita a diffusé sur YouTube une folle diatribe antifrançaise qui a été vue plus d’un million de fois. Il était indispensable que le président Macron mette ce sujet sur la table du G5. Mais l’invitation à Pau manquait singulièrement de diplomatie. Là-dessus, le Niger a subi le 17 décembre un grave revers militaire avec la prise par un groupe djihadiste du poste d’Inates où 71 de ses militaires ont été tués et une trentaine ont disparu. Le président Issoufou avait à gérer le deuil pour les soldats décédés. Dans ces conditions, le calendrier initial ne tenait plus et cette réunion de Pau a été reportée au 13 janvier.

Pouvez-vous expliquer ce qu’est le G5 ?

Le G5 a d’abord été conçu pour faciliter la surveillance des frontières et permettre en particulier à des forces mixtes de poursuivre des assaillants qui se réfugient dans le pays voisin. L’idée était également de former et d’équiper quelques bataillons pour en faire des troupes de bon niveau afin de renforcer les armées actuelles, démultiplier Barkhane et si les choses se passaient bien, peut-être permettre sa sortie. Mais cette opération rencontre de nombreuses difficultés. La plus importante est d’ordre financier car la France supportant déjà le coût de Barkhane (soit environ 700 millions d’euros par an), elle n’envisageait nullement de financer seule ce programme. Elle espérait une prise en charge européenne qui est restée minime, et des contributions internationales pour lesquelles les promesses initiales ne se sont pas vraiment concrétisées. Cette opération reste donc sous financée et la capacité opérationnelle des troupes reste très modeste.

Il y a aussi un objectif de développement ?

Un autre objectif était effectivement de coordonner l’aide internationale ce qui est une tâche très difficile dans ces pays à faible capacité administrative qui doivent gérer des relations avec des dizaines de donateurs aux méthodes de travail et centres d’intérêt différents. L’expérience dans ce genre de situation nous apprend que l’on va rapidement à la pagaille. En outre, les pays donateurs confrontés à la dégradation générale de la situation ont tendance à jeter de l’argent à la tête des problèmes sans se soucier de l’efficacité ni surtout de la pertinence de leurs interventions. Cette coordination est actuellement assurée en liaison avec le G5, par l’Alliance pour le Sahel qui est une structure légère, gérée par les bailleurs, qui veille à ce que les problèmes essentiels soient traités, qu’aucun secteur ou zone géographique ne reste soit sans aide, soit excessivement doté (ce qui est souvent le cas des capitales).

Quels sont les enjeux pour la France et l’Europe ?

Les enjeux sont très importants. La progression djihadiste au Mali et au Burkina peut parfaitement conduire à une situation de type Somalie ou Afghanistan et déstabiliser l’Afrique de l’Ouest. Un domino fragile est ici la

Côte d’Ivoire : son armée est peu crédible, les rivalités ethniques dominent encore la vie politique et elle va se trouver dans des élections à haut risque en 2020. Le contrôle par des djihadistes des routes transsahariennes conduirait enfin à une expansion des trafics : cocaïne, armes et migrants, au sein desquels seraient infiltrés tôt ou tard des terroristes. Le pays le plus en risque serait la France pour des raisons linguistiques, mais aussi l’Espagne et l’Italie puis certainement l’Allemagne.

Emmanuel Macron a également mis le maintien de Barkhane en balance. Vous dites qu’un départ de Barkhane transformerait le Sahel en Somalie mais que la France doit changer de posture, notamment passer en 2e ligne. Qu’est-ce que cela signifie ?

Il est normal que le président de la République mette le maintien de Barkhane en balance si les responsables politiques sahéliens laissent se développer sans réagir, comme au Mali et au Burkina, des campagnes de désinformation et d’accusations infondées sur la présence française. Le président du Niger a eu ici une conduite exemplaire, rappelant que l’armée française est là pour aider l’armée nigérienne confrontée à des ennemis puissants et que toute campagne visant à critiquer sa présence est très probablement organisée par ceux-là mêmes qui ont tué plus de 70 soldats nigériens à Inatès. Ceci dit, ce n’est pas l’armée française qui va ramener la sécurité au Mali et au Burkina. Ce ne peut être que des armées maliennes et burkinabées pleinement responsabilisées ou, pour être plus précis, les systèmes régaliens de ces pays qu’il faut largement reconstruire (ou construire ex nihilo au Mali) et qui comprennent armée, gendarmerie, administration territoriale et justice.

C’est un gros travail mais qui est indispensable si l’on veut ramener la sécurité dans ces pays, éviter une afghanisation du Sahel et un chaos analogue à celui que l’on constate en Somalie. Ceci implique une série de réformes du secteur de la sécurité et une large prise en charge financière de ce domaine par l’aide internationale. Pourquoi un tel soutien ? Tout simplement parce que la sécurité dans un espace saharo-sahélien qui est gigantesque ne peut être assurée par les seuls budgets exsangues des pays sahéliens.

Pouvez-vous aborder la question du développement. Ces pays sont pauvres, confrontés à un choc démographique et sécuritaire qui engloutit leurs petites finances ?

Ce sujet mériterait à lui seul un développement complet. Laissez-moi juste poser le problème à partir de quelques chiffres. Le taux de fiscalisation de ces pays (ratio du volume d’impôts et taxes rapporté au PIB) tourne autour de 18 à 20 %. Leurs dépenses de sécurité sont passées en 10 ans d’environ 1 % à 6 à 7 % de leur PIB, soit plus du tiers de leurs recettes fiscales. Or il s’agit de pays tous confrontés à des besoins sociaux gigantesques en santé et éducation pour une population qui double tous les 20 ans.

Entretien réalisé par Angélique Schaller
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