ANALYSES

L’affaire Benalla : symbole d’une « république du soupçon »

Presse
23 juillet 2018
Dans l’agenda présidentiel, la célébration du 60e anniversaire de la Ve République (1958-2018) – une longévité exceptionnelle dans notre histoire constitutionnelle – aurait du consacrer l’avènement d’un « nouveau monde « … exemplaire. Emmanuel Macron avait fait de la moralisation de la vie politique l’un des axes de sa campagne présidentielle. Une ambition affichée et assumée, puisque quelques semaines à peine après son élection, le président Macron n’avait pas hésité à mettre en scène la promulgation des premières lois de son quinquennat[1], des lois de « moralisation » et de « confiance » de/dans la vie politique. « En même temps », le mandat présidentiel s’était ouvert sur la démission de quatre membres du gouvernement d’Edouard Philippe, dont celle du Garde des Sceaux M. Bayrou, à cause d’une affaire de financement des assistants parlementaires et d’emplois fictifs au sein de son parti le Modem. L’« affaire Ferrand » – du nom du président du groupe parlementaire de la République en marche (LREM) à l’Assemblée nationale – a entaché un peu plus cette entrée en matière des acteurs du « nouveau monde »… D’emblée, les éléments de la difficile équation de l’exemplarité en politique étaient posés, avec notamment le risque de voir l’argument se retourner contre son auteur. C’est en cela que le retour de boomerang et l’onde de choc de l’ « affaire Benalla » sont incommensurables. C’est la crédibilité de la parole présidentielle et le lien de confiance avec les citoyens qui sont directement affectés. Et pour cause, la promesse d’une « démocratie exemplaire » laisse place au désenchantement d’une « République du soupçon » contre laquelle le président Macron s’était pourtant érigé.

De la promesse d’une « démocratie exemplaire » au désenchantement d’une « République du soupçon »

Certes, l’ère du soupçon (qui pèse sur la probité de nos représentants) si caractéristique de notre « démocratie de la défiance » ne date pas de la présidence Macron. Depuis sa création en 2009, le baromètre de la confiance politique réalisé chaque année par le CEVIPOF (de Sciences Po) souligne une double tendance : d’une part, les deux premiers sentiments qu’éprouvent les Français à l’égard de la politique sont la « méfiance » et le « dégoût » ; d’autre part, « l’honnêteté » s’impose comme la première qualité exigée des responsables politiques. Une tendance confirmée par les deux dernières campagnes/élections présidentielles (de 2012 et 2017) qui ont consacré la nouvelle centralité de la probité/moralité parmi les qualités attendues d’un gouvernant.

Dans un pays qui entretient une passion pour l’égalité, la tolérance pour les privilèges que les politiques – pour eux-mêmes ou leur entourage – s’octroient n’est plus de mise. La corruption politique est devenue le « crime de référence » [1] d’une époque de crise démocratique attestée par la faiblesse des niveaux de la participation électorale et de la confiance politique.

La succession des scandales sous les présidences Sarkozy et Hollande ont fini de consacrer une sorte d’impératif d’exemplarité qui pèserait désormais sur les responsables politiques. Une exigence admise dans son principe par le président Macron, mais qui tend aujourd’hui à se retourner contre son propre promoteur. Car le moins que l’on puisse penser, c’est que le comportement des différents protagonistes de l’affaire Benalla, bien qu’appartenant à l’appareil d’Etat, sont loin de répondre à un quelconque label d’exemplarité. Loin s’en faut. La fulgurance de l’ascension au pouvoir d’Emmanuel Macron est liée notamment à l’esprit clanique qui anime le chef de l’Etat et son premier cercle, un esprit contraire aux exigences de la culture républicaine et au sens de l’Etat. Ainsi, concrètement, les faits constitutifs de ce scandale sont en partie liés à des pratiques qui s’inscrivent en dehors de la légalité et de l’éthique inhérentes à tout Etat de droit démocratique : abus de pouvoir d’un collaborateur élyséen usurpant les insignes des forces de l’ordre (et même dans le cas d’un agent habilité/assermenté, il convient de ne pas normaliser les brutalités policières…), mensonges (au moment où la majorité parlementaire s’apprête à voter une loi contre les « fake news ») distillés notamment par le porte-parole de l’Elysée (contrairement aux déclarations publiques de Bruno Roger-Petit, Alexandre Benalla a continué à assurer la sécurité rapprochée du chef de l’Etat malgré une suspension temporaire de quinze jours…), silence et opacité loin de la promotion affichée du principe de transparence, privilèges exorbitants et traitement de faveur constitutifs d’une rupture de l’égalité devant la loi, protection et impunité (au nom d’unelogique cynique légitimant le fameux adage : « pas vu, pas pris ! » ) au nom d’une forme de « solidarité clanique », non saisine du Procureur de la République en dépit d’une obligation pénale prescrite par l’article 40 du code de procédure pénale lorsque des actes possiblement délictuels sont portés à la connaissance d’une autorité publique…

C’est la Ve République et sa caricature en version « Etat start-up » qui sont questionnées

Bien que constitutionnellement irresponsable (inviolabilité du président de la République oblige), Emmanuel Macron se trouve, de facto, perçu comme le premier responsable de cette affaire. Lorsque la confiance est accordée à un gouvernant dont le pouvoir et la légitimité reposent sur le consentement des gouvernés, il y a un devoir de s’en montrer digne[1]. Ce lien de confiance est de nature politique et éthique, et sa rupture sape la légitimité même du système de délégation de la souveraineté sur lequel repose la démocratie représentative : faire confiance, c’est donner son consentement[2] ; inversement, l’abus de confiance ou le fait pour un responsable politique de ne pas se montrer digne de cette confiance est source de rupture de consentement et sape la confiance dans l’impartialité de la République. Dès lors, au-delà de la personnalité d’Emmanuel Macron et de l’institution présidentielle elle-même, c’est la Ve République et sa caricature en version « Etat start-up » qui sont questionnées. En effet, les dysfonctionnements qui émaillent l’affaire Benalla sont en grande partie liés à la conjugaison de la logique hyperprésidentialiste de l’exercice du pouvoir (concentration et centralisation du pouvoir à l’Élysée) et celle qui semble animer l’idée en vogue d’ « Etat start-up » (au sein duquel la nature des relations personnelles priment sur le respect des principes méritocratique et de l’Etat de droit, et au sommet duquel un cercle fermé sur lui-même, avec le président en son centre, est animé par un principe de loyauté qui s’applique plus à la personne du chef qu’à celle de l’Etat).

« L’affaire Benalla » a éclaté en plein débat de révision de la Constitution. Elle est aussi à l’origine de sa suspension. Peut-on imaginer qu’elle lui donne une dimension nouvelle ? Certes, les changements prévus par les projets de loi (réduction d’un tiers du nombre de parlementaires, introduction d’une dose de proportionnelle aux élections législatives et limitation à trois mandats successifs pour les députés, les sénateurs et les présidents d’un exécutif local) ne sont pas à minorer. Reste qu’ils ne sont pas de nature à canaliser les dysfonctionnements des institutions qui permettent les pratiques et comportements individuels déviants. Une sortie par le haut consisterait ainsi à étendre le débat constitutionnel sur la responsabilité politique du président de la République et sur la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire.

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[1] Annette C. BAIER, « Confiance », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale,Tome I, Paris, PUF, pp. 283-288, spéc. p. 284.

[2] Ibid, p. 285.

[1] Antoine GARAPON, « La peur de l’impuissance démocratique », in Esprit, février 2014, pp. 19-30.

[1] La loi organique n° 2017-1338 et la loi ordinaire n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.
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