ANALYSES

Rohingyas : chronique d’une catastrophe annoncée

Tribune
16 février 2018


Depuis le 25 août 2017, près de 700 000 Rohingyas ont fui le Myanmar pour le Bangladesh voisin, s’entassant dans des camps de déplacés[1] au Sud-Est du pays, non loin de la station balnéaire de Cox’s Bazar, haut lieu touristique prisé des Bangladais. Cet afflux de Rohingyas n’est pas le premier auquel le pays doit faire face. De précédentes vagues de persécution commises par l’armée birmane, soutenues par la frange radicale des moines bouddhistes birmans et une opinion publique hostile à cette minorité musulmane, ont déjà eu lieu à plusieurs reprises dans les années 1990 et 2000, et poussé des Rohingyas à la fuite. Mais l’ampleur de la crise actuelle est inédite, et met sous pression un pays déjà surpeuplé, parmi les plus pauvres au monde et les plus vulnérables au changement climatique. Avec désormais plus de 900 000 Rohingyas sur son territoire, le Bangladesh bat à nouveau un triste record, celui d’accueillir le plus grand camp de déplacés au monde (camp de Kutupalong-Balukhali, qui accueille à lui seul 585 000 personnes au dernier recensement de l’ONU datant du 11 février).

Malgré une gestion gouvernementale de la crise plutôt efficace et saluée par tous, et assistée par de nombreuses agences onusiennes et ONG nationales et internationales, le sort semble vouloir s’acharner sur le Bangladesh et les Rohingyas. Si ces derniers ont pu trouver dans leur pays d’accueil un certain répit malgré la misère des camps, cet interlude de paix risque en effet de ne pas durer. Alors que la saison des cyclones et la mousson approchent à grands pas, la situation humanitaire, déjà difficile, risque bien de devenir catastrophique.

Plus de 100 000 personnes menacées, dans un camp surpeuplé

Selon un rapport de l’ONU publié le 29 janvier dernier, 107 000 personnes sont gravement menacées par les risques de glissements de terrain et d’inondations, et doivent être relogées dans des zones plus sûres. Mais il suffit de regarder la congestion des camps et la topographie du terrain sur lequel ils sont installés pour comprendre combien la tâche est ardue, voire impossible dans les temps impartis. Le manque d’espace disponible constitue un défi majeur qui complique et ralentit le travail des acteurs humanitaires, et accroît la vulnérabilité des Rohingyas. Alors que l’ONU recommande au minimum 35 m2 par personne disponible dans un camp, on compte en moyenne 15 m2 dans les camps de Rohingyas au Bangladesh. Certains secteurs de Balukhali-Kutupalong atteignent une densité record d’à peine 5 mpar personne. Les abris de fortune, bâtis les uns sur les autres, peuvent héberger jusqu’à une dizaine d’individus. Et les camps, construits à la hâte pour faire face à un afflux de personnes pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliers par jour au temps fort de la crise, sont installés dans l’une des régions les plus vulnérables du pays.

Un environnement hostile

La région qui accueille le camp est en effet régulièrement exposée aux cyclones et aux glissements de terrain provoqués par les pluies de mousson, qui peuvent arriver dès le mois de mars. Le déboisement massif de la forêt alentour, désastreux, mais nécessaire pour agrandir le camp et fournir du bois de chauffage et de cuisson aux Rohingyas, a fragilisé encore davantage la zone et ses habitants. La forêt constitue en effet une barrière naturelle utile pour réduire la puissance des vents cycloniques, et retenir les sols lors des pluies de mousson. Le risque de glissement de terrain est d’autant plus important que le terrain est vallonné, accidenté, et le sol instable, car composé de sable, et dénué de roche. Les capacités de drainage sont également limitées, augmentant le risque d’inondations, même en cas de pluies modérées. Une étude de vulnérabilité conduite par le HCR, l’OIM, REACH, l’ADPC (Asian Disaster Prepardness Centre) et l’université de Dhaka, estime qu’environ un tiers de la superficie des camps est sujet aux inondations.  Le terrassement des collines, afin d’y empiler au sommet et sur les flancs des refuges faits de bâches et de bambous, ainsi que le creusement de puits et de latrines, achèvent de fragiliser les sols. La topographie et la congestion empêchent en outre la construction de routes à l’intérieur des camps, pourtant indispensables pour acheminer l’aide et permettre une évacuation en cas d’urgence.

Une situation propice aux épidémies

Inondations et glissements de terrain vont non seulement emporter des milliers de tentes, mais aussi détruire des services et infrastructures essentiels comme les latrines, les puits ou encore les cliniques. La contamination des puits, provoquée par le débordement des latrines et la défécation en plein air, constitue un risque sanitaire majeur, et les acteurs humanitaires redoutent l’arrivée du choléra. Ce risque est d’autant plus aggravé que les règles d’assainissement, qui imposent un espacement minimum de 30 mètres entre un puits et une latrine, peinent à être respectées en raison du manque d’espace. L’impossibilité de drainer suffisamment les sols rendra également difficile l’évacuation des eaux stagnantes, propices au développement du paludisme. De plus, la congestion favorise les épidémies, telle que celle de diphtérie qui sévit depuis plusieurs semaines dans les camps, et est plus ou moins contenue grâce à des campagnes de vaccination massives.

Une course contre la montre pour se préparer

Les risques liés à la saison des pluies et des cyclones sont désormais au cœur des préoccupations des acteurs humanitaires et des autorités bangladaises, qui tentent de trouver des solutions pour réduire l’exposition du site aux aléas climatiques, prévenir les épidémies, et protéger les plus vulnérables. Une réorganisation des camps est en cours, suite à l’allocation par le gouvernement de 809 hectares supplémentaires dans la région d’Ukhia, et doit permettre de décongestionner les zones surpeuplées les plus à risque. Mais l’octroi de ces nouvelles terres a déclenché immédiatement un afflux de population avant que rien ne soit prêt pour les accueillir, ce qui impose aux partenaires humanitaires de travailler dans des conditions difficiles pour construire les infrastructures nécessaires. Des sacs de sable sont distribués aux Rohingyas pour consolider leurs abris, et limiter les glissements de terrain. Des travaux sont menés pour rehausser les ponts en bambou, stabiliser les collines, mettre en place des systèmes de drainage et d’alerte précoce. L’armée bangladaise construit, à toute vitesse, des routes pour faciliter l’accès aux camps. Des campagnes d’information pour alerter les Rohingyas des risques encourus sont réalisées. Car ces derniers, plus habitués à vivre sur les basses plaines de l’État de Rakhine en Birmanie, ne sont pas préparés aux glissements de terrain. Mais si tout le monde se prépare à des conditions climatiques extrêmes dans les prochaines semaines et tente de réduire les risques, on sait d’ores et déjà que le temps va manquer. En l’état, même une tempête ou des pluies modérées pourraient avoir un effet dévastateur, et le sentiment d’impuissance des acteurs humanitaires est palpable.

Régulièrement exposé aux aléas climatiques et « habitué » à s’adapter à ces derniers, le Bangladesh est passé maître dans la gestion des catastrophes naturelles, et dispose d’un arsenal institutionnel conséquent pour réduire les dommages humains et matériels. Si on peut donc compter sur la résilience des Bangladais pour espérer que le pire soit évité lorsque les pluies vont arriver, cela dépendra pour beaucoup de la volonté du gouvernement du pays de faciliter le travail des partenaires humanitaires, et de mobiliser son savoir-faire en matière de réduction des risques de catastrophes, pour protéger les Rohingyas. La construction d’infrastructures en dur dans les camps serait par exemple nécessaire pour mettre à l’abri les populations des cyclones et des inondations, mais des résistances se font sentir de la part des autorités. Alors qu’elles espèrent encore un rapatriement rapide des Rohingyas en Arakan, autoriser la construction de bâtiments en béton résonne en effet déjà comme un aveu d’échec des négociations menées avec le régime birman. Sans compter que le gouvernement bangladais se prépare aux prochaines élections législatives annoncées en décembre 2018, et que la solidarité initiale des communautés locales à l’égard des Rohingyas commence à céder la place au mécontentement vis-à-vis d’une situation qui risque bien de s’éterniser.

Si l’attention médiatique commence à retomber, près de six mois après le déclenchement de la crise, il est pourtant primordial de ne pas laisser cette situation tomber dans l’oubli. Les pressions politiques sur les autorités birmanes doivent s’intensifier, car c’est d’abord et avant tout en Birmanie que les solutions à une sortie de crise doivent être trouvées. Les partenaires humanitaires doivent rester mobilisés aux côtés du gouvernement bangladais, pour ne pas laisser ce dernier affronter seul une situation qui dépasse ses capacités. Car à l’approche de la mousson et des cyclones, d’autres désastres humanitaires, sanitaires, écologiques sont d’ores et déjà annoncés.

[1] Le gouvernement bangladais n’étant pas signataire de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, les Rohingyas ne sont pas considérés, juridiquement, comme des réfugiés. Le terme officiel donné par le gouvernement bangladais est Forced Displaced Myanmar Nationals (FDMN).
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