ANALYSES

« Le Sahel est en train de décrocher »

Presse
30 novembre 2017
Interview de Serge Michailof - Le Point
En octobre 2015, Serge Michailof publiait Africanistan, une somme qui présentait les défis auxquels l’Afrique faisait face et leurs conséquences dans un futur proche : démographie galopante, chômage massif de jeunes à demi-scolarisés. L’Afrique, expliquait-il, sera en 2050 plus peuplée que la Chine, mais les jeunes en âge de travailler y seront trois fois plus nombreux. L’une des premières explications de l’effondrement, à l’époque, de l’Afghanistan qu’il connaît bien.

Ex-directeur à la Banque mondiale et ancien patron de l’Agence française de développement (AFD), Serge Michailof maîtrise les arcanes des institutions internationales censées voler au secours des États fragiles et ne se prive pas pour dénoncer leurs limites. À l’occasion du Forum sur la paix et la sécurité de Dakar, à la mi-novembre, il a repris son bâton de pèlerin pour sensibiliser aux problèmes du Sahel, armé d’une plaquette reprenant les principales idées de son livre, réalisée avec Olivier Lafourcade, consultant, également ancien directeur à la Banque mondiale. Ces problématiques sont celles qui devraient occuper les débats au sommet UA-UE à Abidjan.


Pourquoi cette plaquette, après votre livre Africanistan ?

Parce que les politiques ne lisent pas les bouquins. Donc on a présenté ça aux candidats à la présidentielle en mars-avril. Les réactions ont été très bonnes, notamment avec les équipes de Macron. On a passé deux fois deux heures avec elles et on a été agréablement surpris, il y a du changement, des gens de grande compétence.

Les éléments que vous exposez sur la crise dans le Sahel étaient-ils une découverte pour eux ?

Oui. Ils voyaient le côté terrorisme et militaire, pas l’ampleur du drame social et économique. On a actualisé le document après la présidentielle et émis des recommandations. L’un des problèmes principaux est que chacun travaille en silo, le Budget et le Trésor. Et la vision est purement militaire. Le développement, la Banque mondiale et l’Union européenne s’en occupent. Or, ce n’est pas si simple. Tous les grands bailleurs ont échoué en Afghanistan parce qu’ils ne savent pas travailler dans ce type de situations. Ils travaillent dans des pays pauvres, mais bien gérés parce que, sinon, l’argent disparaît. Pour maximiser l’impact de l’aide internationale, il faut travailler dans des pays bien gérés, qui ont de moins en moins besoin de l’aide internationale. Alors que toute une frange de pays est en train de décrocher complètement de la mondialisation et s’enfonce dans des guerres civiles. C’est là que l’aide doit intervenir et elle n’a pas d’expérience dans ce domaine. Or, si le Sahel implose, l’impact va être considérable, sur l’Afrique de l’Ouest globalement.

La France et l’Union européenne pourraient-elles décider, cyniquement, de s’en laver les mains ?

Dans ce cas, il faudra mettre des barbelés autour de l’Europe. On a vu les miettes de l’immigration venue de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan, ceux qui parlent anglais et ne veulent pas aller en France où il n’y a pas de boulot. On n’a rien vu. Quand il va devenir impossible de vivre dans les campagnes au Sahel, ceux qui vont venir sont liés à de la diaspora installée autour de Paris. Or, ce sont des gens difficilement assimilables. Je suis moi-même fils d’immigrés, je le sais : pour s’intégrer, il faut le vouloir. Et il faut une proximité culturelle. Ce n’est pas le cas de jeunes illettrés du Sahel dont beaucoup, dans les campagnes, sont salafistes. Plus une diaspora est composée d’un milieu culturel différent du pays hôte, moins elle interagit avec lui, plus elle grossit, moins elle s’intègre. Quand on ne peut pas intégrer les immigrés, on crée des fissures terribles dans la société. Cela entraîne des raidissements identitaires et une dérive vers les extrémismes politiques.

Selon vous, dans 5 ans, il sera trop tard.


Oui, pour le Mali, si on ne redresse pas la barre. Là, on peut encore reconstruire les institutions, ensuite, on ne pourra plus. Ça déborde sur le Niger, sur Tillabéri, Ayorou, Tahoua. Et le Niger n’est pas très solide.

Vous expliquez que nos outils ne sont pas adaptés, pourquoi ?

On remet de l’argent à des organisations multilatérales. En 2018, on aura donné 850 millions d’euros à l’Union européenne, on donne 350 à 400 millions à la Banque mondiale, on donne à la Banque africaine de développement, plus 50 millions dans des fonds des Nations unies qui ne servent à rien. Ce sont des institutions bourrées de fric ! Et ces agences ne sont pas gérées comme des institutions fondées sur le mérite, mais sur la nationalité. On construit l’inefficacité. La Banque mondiale est gérée à l’américaine et le Sahel francophone, quand j’y étais, ne les intéressait pas. J’étais conseiller principal du vice-président Afrique pendant 2 ans, il ne parlait pas français. Ils n’ont pas d’expertise en interne. Il y a des gens compétents pour faire un barrage, un chemin de fer, des routes, un programme macro-financier d’ajustement structurel. Mais le Sahel, c’est du régalien (dont ils n’ont pas le droit de s’occuper) et de l’institutionnel, construit sur le modèle français. Or, un Pakistanais ou un Brésilien, sans aucune idée de l’historique, va reconstituer des institutions comme chez lui.

L’urgence, dites-vous, c’est le développement rural.

Oui, et ils vont chercher des experts très pointus au Pakistan, habitués à travailler dans les milieux arides, ou dans le nord-est du Brésil. Ils débarquent sans connaître l’architecture institutionnelle, les sols, les gens, et ils n’ont pas le droit d’aller sur le terrain à cause des consignes de sécurité. L’expertise est en France. Pour reconstruire une gendarmerie, il faut des gendarmes français. Pour un ministère de l’agriculture, des experts du Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, NDLR), l’AFD qui travaille dans le Sahel depuis 70 ans, Expertise France pour les fonctionnaires, l’IRD (Institut de recherche pour le développement, NDLR), les centres de recherche de Montpellier, les ONG françaises… Il y a une foule de gens compétents, mais ils n’ont pas un rond. L’AFD peut mettre 80 millions d’euros par an sur le Sahel, pour cinq pays ! Avec ça, on ne peut rien faire ! Il faut que la France travaille avec l’argent multilatéral. Le fonds Sida est surfinancé, mal géré, avec 360 millions d’euros par an. Cela n’a aucun sens, alors que l’on a 200 millions par an pour 16 pays en difficulté. Il faut prendre 250 millions de ce budget, lever un milliard et en verser pour la consolidation de la santé de base. Sur les 3,4 milliards d’euros promis en octobre 2015 au Sahel par les bailleurs de fonds, 3,7 % allaient au développement rural, on est à côté de la plaque. C’est à peu près le ratio de l’Afghanistan, 3,5 % pour le développement rural, entre 2002 et 2007. Ce n’est plus à la mode, donc il n’y a plus d’équipe technique, on fait autre chose, des ponts, des routes, c’est bien, mais il ne faut pas y mettre trop d’argent. Sinon, c’est comme des recettes pétrolières mal gérées, ça déclenche un syndrome hollandais et une inflation et une perte de compétitivité au niveau local. Comme en Afghanistan, qui a eu un afflux d’argent massif et n’a plus d’industrie ni d’agriculture.

Comment la situation a-t-elle pu autant se dégrader au Mali ?

C’était le bon élève, on y mettait beaucoup d’argent. Il y avait eu des élections propres. On a tous été séduits par Amadou Toumani Touré, il faisait des discours impressionnants sur la démocratie. Mais il avait sous-traité aux tribus et aux groupes touaregs la gestion du Nord, ce qui a entraîné un développement du trafic de drogue, et il a perdu le contrôle du nord du pays. Personne ne s’en est aperçu, parce qu’il avait une très bonne cote, avant 2010. Si le Mali dérape complètement, on va avoir un gros problème pour reconstruire les institutions. Ce n’est pas en donnant des conseils et du matériel, de l’assistance technique, qu’on y arrive. Il faut passer un deal avec le chef d’État, lui expliquer qu’il faut faire de ces institutions, devenues des mafias qui financent les campagnes électorales, une administration fondée sur le mérite. Il faut virer l’état-major, nommé pour des raisons politiques, ethniques, clientélistes, et ramener des gens sérieux. On fait le ménage en dessous. Ça prend 3-4 ans. Ça a marché en Afghanistan avec quelques institutions. En République démocratique du Congo, on a monté un ministère des finances bis qui surveillait un département ou une division du ministère, avec Matata Ponyo. Mais pour dire au chef d’État qu’il faut virer des alliés politiques et des cousins, il faut assez d’argent pour aider au recrutement de l’armée, payer le matériel, les salaires… Il faut un milliard par an, et on a 80 millions !

Sur quoi repose votre parallèle entre Sahel et Afghanistan ?

Il y a la démographie. En Afghanistan, ça s’arrange un peu, ils sont à 4,8 enfants par femme environ, grâce à l’urbanisation. Dans le Sahel, la densité humaine est telle que les gens n’ont aucun espoir de trouver un emploi dans le secteur agricole, à moins d’apporter l’irrigation. Il y a beaucoup de terres, mais pas beaucoup d’eau. Au Niger, en agriculture sèche, il y a 150 habitants au kilomètre carré vers Dosso et Tillabéri. Ils consomment leur capital foncier, le réchauffement climatique est très notable, on va à la catastrophe. Il y a l’impasse agricole, avec des ministères de l’agriculture et des systèmes de recherche détruits. Les 3N, au Niger (« Les Nigériens nourrissent les Nigériens »), c’est une bonne initiative, mais il n’y a personne pour la mettre en œuvre. Il y a la misère rurale : 0,2 % de la population rurale a l’électricité au Niger, au XXIe siècle, comment voulez-vous garder les jeunes à la campagne ? Il y a le chômage, parce que le modèle agricole ne marche plus et qu’il n’y a pas d’investissement intelligent. On peut transformer un paysage agricole désertique en 4-5 ans, et multiplier par deux ou trois son rendement en culture sèche. Mais il n’y a plus d’institution capable de faire ça, plus de système de vulgarisation. Il y a l’économie parallèle, la drogue, les trafics, les mafias qui alimentent les réseaux de pouvoir et commencent à contrôler une partie de l’appareil d’État, les douanes, la gendarmerie, la police. Les convois de haschisch marocain passent désormais par l’Algérie et le Mali parce que ce n’est pas contrôlé. Tout ça pourrit votre milieu. Et puis il y a l’irruption du salafisme chez les ruraux de moins de 50 ans. C’est un échec de l’enseignement. Culturellement, ces groupes ont gagné. Si on perd encore 5 ans au Mali, ils gagneront politiquement. L’enjeu des élections est crucial : si IBK truque et gagne les élections et qu’on laisse faire, on aura un président qui n’aura pas de légitimité, qui aura montré son incapacité politique à reconstruire l’appareil d’État, et ça va pourrir le deuxième mandat de Macron, parce qu’on va voir les cercueils des soldats revenir.

Vous parlez d’absence de l’État, mais au bord du lac Tchad, par exemple, on vivait mieux sans lui…

La gendarmerie et l’armée sont corrompues et ont un comportement intolérable pour les populations. Les reconstruire, ce n’est pas seulement en faire des unités plus professionnelles, mais qu’elles comprennent qu’elles sont à leur service, et pas là pour les racketter. C’est un travail considérable, on n’y arrivera jamais avec IBK. Au Niger, si, les dirigeants sont suffisamment inquiets pour qu’on puisse passer un deal avec eux.

Tout cela contredit les théories sur le décollage de l’Afrique, qui prévalent depuis 10 ans.

Pendant longtemps, on a eu une vision affreusement pessimiste de l’Afrique. Il y a eu 15 ans d’ajustements structurels, de guerres civiles. En 2000, la plupart des pays exportateurs de matières premières se sont mis à afficher des taux de croissance de 6 à 7 %. Parce que la Chine était un gros consommateur de matières premières, les prix se sont bien tenus, il y a eu quelques améliorations de la gouvernance économique. Les fruits de la croissance étaient mal répartis, mais on a vu des autoroutes se faire, ça démarrait bien. La Côte d’Ivoire, qui avait patiné pendant plus de 10 ans, a redémarré avec des taux de croissance de 9 %. Mais le taux de sous-emploi est toujours resté très, très élevé, la croissance démographique est telle que les jeunes ne trouvent pas de boulot, les problèmes de fond ne sont pas réglés. Et certains pays, comme le Mali, sont à la dérive, et l’aide internationale vient avec des projets calqués sur ce qui se fait ailleurs.

Comment expliquez-vous que la transition démographique n’ait pas lieu, dans le Sahel ?


Il y a un problème économique de fond. Les enfants, c’est la sécurité sociale et la retraite, la grande tradition de la main-d’œuvre pour la récolte. Et c’est un problème de fierté. Les infrastructures de santé sont défaillantes, il faudrait des matrones qui distribuent la pilule ou des implants. Il y a le fait religieux. Les bailleurs de fonds n’osent pas se lancer là-dedans. Et depuis Bush, on interdit aux agences de travailler dessus. Les deux meilleurs démographes de la Banque mondiale sont partis tout de suite après. Il n’y a d’ailleurs pas d’expérience de planning familial réussie dans les zones rurales pauvres musulmanes, sauf au Bangladesh.

On a réussi au Maghreb…

Au Maghreb, l’urbanisation, l’éducation des filles, la circulation avec les pays européens et la disponibilité des contraceptifs ont aidé, mais ça a pris 30 ans. Et en Asie du Sud-Est, 35 ans. Mohamadou Issoufou (le président du Niger) voulait revenir en 5 ans à 3 % de croissance démographique, ce n’est pas possible. Le problème, c’est que l’impact d’une politique démographique à 5 ans est nul, à 20 ans, il est marginal. C’est à 35 ans qu’il est majeur. Alors, pour un président qui pense à 5 ans… En 2035, on est à 42 ou 45 millions d’habitants pour le Niger selon la transition ou non, en 2050, à 60 ou 89 millions. Mais même 60 millions, on ne sait pas où les mettre.

Bref, le Sahel est un baril de poudre.

La situation est terrifiante. Ça se dégrade plus vite que ce que je pensais.
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