Trump, Bruxelles et les géants du numérique : un bras de fer sous contraintes

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Quelles sont les positions de Donald Trump à l’égard des réglementations européennes en matière de numérique ? Que reprochent les États-Unis à l’Union européenne, et est-ce justifié ?

Donald Trump se situe dans le prolongement historique des politiques économiques et étrangères des administrations états-uniennes successives. Son objectif est de lever les barrières à l’expansion commerciale des multinationales du numérique états-uniennes ; et les réglementations européennes sont identifiées comme telles : des obstacles.

En parallèle, un règlement comme le Digital Services Act (DSA) fait l’objet d’une attention particulièrement sourcilleuse de la part de l’actuel locataire de la Maison-Blanche. Cet instrument législatif est non seulement assimilé à un dispositif censorial, destiné à contrer la propagation de discours qui favorisent traditionnellement l’arrivée au pouvoir des droites nationalistes et identitaristes, à l’image de l’élection et de la réélection de Trump (racisme, xénophobie, homophobie, masculinisme, anti-intellectualisme…), mais il est aussi vu par l’administration en place comme un outil de contention économique des États-Unis ; autrement dit, du protectionnisme.

Le fait est que les ambitions régulatrices des Européens s’arriment à un contexte de profonde défiance des populations européennes à l’égard de leurs dirigeants politiques, ce dont témoignent les puissants mouvements sociaux qui ont émergé ces dernières années — non sans tentations insurrectionnelles, comme dans le cas des Gilets jaunes. L’objectif de stabilité politique recherché par les Européens avec des instruments de censure comme le DSA — qui impose des règles de diligence, de contrôle et de rétention des contenus inédites, à cette échelle, aux plateformes numériques — vient heurter de plein fouet l’objectif impérialiste qu’assigne l’administration américaine à ces entreprises. D’où le rapport de force entre Européens et Américains, dont les prémices remontent à la présidence Obama.

Face à cette menace du président américain, comment a réagi l’Union européenne et de quels moyens dispose-t-elle pour rétorquer ?

L’Union européenne dispose théoriquement d’un répertoire législatif et régulatoire suffisamment robuste si, d’aventure, elle cherchait à contrôler plus étroitement les activités des GAFAM en Europe. Elle pourrait même, en l’état actuel des textes, les exclure à peu près complètement du marché européen — en activant des dispositions issues du droit de la concurrence lato sensu ou des données personnelles, par exemple.

Toutefois, il est peu probable qu’on entre dans une telle phase de confrontation. Certes, la Commission européenne — tout comme les agences de régulation au niveau des États membres (à l’image de la CNIL ou de l’Autorité de la concurrence en France), tendent ces dernières années à infliger des sanctions pécuniaires assez lourdes à ces entreprises. C’est ainsi que, le 5 septembre dernier, la Commission européenne a condamné Google à une nouvelle amende de 2,95 milliards d’euros pour abus de position dominante sur le secteur de la publicité en ligne. Néanmoins, il faut peut-être davantage voir dans ce type de condamnation le dernier d’une série de « coups d’éclat » des institutions européennes, visant périodiquement à se relégitimer, plutôt qu’une véritable attaque contre ces entreprises. La Commission européenne n’est guère encline, par son histoire, à se mettre à dos des entreprises américaines auxquelles elle s’est adossée pour construire sa légitimité et son indépendance vis-à-vis des États membres[1]. De même, les agences de régulation nationales, qui se sont construites contre l’image du « gendarme » accolée aux administrations centrales, visent moins à contrarier les ambitions expansionnistes de ces firmes qu’à affirmer leur rôle d’accompagnateurs, de « pédagogues » et de facilitateurs d’affaires au service des entreprises, quelles qu’elles soient[2]. À nouveau, les condamnations ne se comprennent que dans un contexte où l’opinion publique presse ces institutions à se montrer intransigeantes vis-à-vis de ces multinationales. Elles constituent donc l’exception, non la règle.

Si l’on verse dans le registre conjecturel, il y a fort à parier que les institutions européennes (de l’Union européenne et des États membres) vont peu ou prou se plier aux injonctions états-uniennes, tout en cherchant à garder la face. On peut donc imaginer de nouvelles sanctions, voire de nouvelles dispositions législatives — mettant en scène la « réactivité », voire « l’inflexibilité » des autorités européennes —, mais il est peu probable qu’elles se traduisent par des contraintes dirimantes pour l’extension des activités de ces entreprises en Europe. D’autant plus que le motif démocratique attaché à certaines de ces attaques (par exemple, « les GAFAM accélèrent la diffusion de discours illibéraux ») est sur le point de tomber en désuétude, tant les principes axiologiques des droites nationalistes et identitaristes infusent dans les champs du pouvoir européens.

Dans ce contexte, quel positionnement adoptent les GAFAM vis-à-vis de Trump d’une part et de l’Union européenne d’autre part ?

Pour l’heure, et depuis sa réélection, les multinationales du numérique états-uniennes multiplient les signes d’allégeance à l’égard de l’administration Trump. Comme le soulignait jadis Max Weber (1864-1920) : « le capitalisme requiert la bureaucratie ». Cette règle de vérité générale s’applique toujours à l’ère du numérique, et les multinationales états-uniennes ont besoin du pouvoir politique et de l’administration pour défendre leurs intérêts, à l’intérieur et hors des frontières. Toutefois, il faut indiquer que, malgré les génuflexions de leurs dirigeants, les multinationales du numérique se sont construites autour d’un personnel majoritairement acquis à la ligne du Parti démocrate, en particulier en ce qui concerne les questions sociétales (place des femmes dans la société, tolérance à l’égard des minorités religieuses et sexuelles, aprioris positifs vis-à-vis de l’immigration…). Dès lors, on peut légitimement se demander si un hiatus (déjà en germe) ne pourrait pas émerger entre les fractions dirigeantes et leur base, face aux menées réactionnaires de l’Administration Trump.

Même chose en ce qui concerne leurs relations avec les élites politiques, administratives et économiques européennes. Les GAFAM, avec plus ou moins de réussite et plus ou moins de zèle, se sont engagés dans un processus de normalisation de leurs relations avec les dirigeants européens, moyennant des formes de coopération y compris jusqu’au cœur de la machine gouvernementale[3]. Des équipes chargées de la représentation institutionnelle de leur entreprise se sont forgé des compétences, une reconnaissance et une forme de respect à l’égard des élites du pouvoir européennes. L’alignement de leurs directions états-uniennes avec la politique agressive de Trump pourrait les placer dans une situation inextricable. Il faudra donc observer attentivement comment se recomposent les rapports entre ces firmes et les espaces de pouvoir européens. Tout en gardant à l’esprit que l’Europe tend elle-même vers un alignement sur les positions de l’administration américaine : ce qui pourrait faciliter l’adaptation des équipes locales des firmes. Certaines libertés prises récemment par quelques-unes de ces entreprises vis-à-vis du règlement général sur la protection des données (RGPD) laisse penser qu’elles prennent déjà acte du changement de donne politique en Europe. Il faut donc sans doute moins s’attendre à une confrontation qu’à une recomposition des rapports entre les GAFAM et les institutions politiques et bureaucratiques européennes. Les liens de coopération effectifs ne vont sans doute pas disparaître mais prendre d’autres formes, davantage en phase avec l’évolution du référentiel idéologico-politique des élites dirigeantes européennes.


[1] Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Marseille, Agone, 2015.

[2] Antoine Vauchez (dir.), Le moment régulateur. Naissance d’une contre-culture de gouvernement, Paris, Presses de Sciences Po, 2024.

[3] Voir Charles Thibout, Google, une entreprise d’influence ? Indigénisation, normalisation et politisation d’une multinationale du numérique en France, thèse de doctorat en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2024.