Analyses / Asia-Pacific
2 October 2025
Tokyo et Séoul : Penser la sécurité au-delà des États-Unis ?

Le 3 septembre 2025, le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai a complaisamment relayé la présence des dirigeants de l’Inde, de la Corée du Nord et de la Russie, aux côtés du président chinois. Le lendemain, mettant en image sa puissance militaire lors d’un défilé commémorant la fin de la guerre du Pacifique, Xi Jinping a eu beau jeu de revenir sur les transformations de la scène internationale et le besoin d’en réformer la gouvernance. Son discours et le compagnonnage affiché entre les 4 autocrates ont renforcé les alarmes de Séoul comme de Tokyo, déjà inquiets devant la signature d’un traité de défense mutuelle entre la Russie et la Corée du Nord en juin 2024. Si un ordre mondial assuré par des États révisionnistes n’est pas le futur dans lequel se projettent les deux démocraties libérales d’Asie de l’Est, leurs relations politico-militaires avec les États-Unis et l’avenir des traités de sécurité les liant à Washington ne leur apparaissent pas moins préoccupants.
Le montant des droits de douane et le coût de fonctionnement croissant de l’alliance militaire avec un Donald Trump imprévisible et mercantile s’avèrent en effet de plus en plus lourds à assumer. À terme, ces fardeaux conjugués pourraient entraîner des répercussions très négatives pour la stabilité politique, économique et financière tant du Japon que de la Corée du Sud. L’évolution de la première année du nouveau mandat de Donald Trump annonce ainsi un avenir difficile pour les deux plus fidèles alliés asiatiques des États-Unis.
Des exigences américaines qui fragilisent les gouvernements japonais et sud-coréens
Dans les mois à venir, on peut se demander comment les consommateurs japonais et sud-coréens vont réagir à la mise en œuvre des hausses douanières décidées par les États-Unis, notamment les entreprises nationales, dont l’industrie automobile particulièrement touchée. Une industrie automobile pourvoyeuse de nombreux emplois à Séoul comme à Tokyo. En 2024, le secteur automobile représentait 34, 7 milliards de dollars pour la Corée du Sud, soit près de la moitié des exportations du pays. Le fait que les négociations tarifaires aient été accompagnées d’accords d’investissement a ajouté une nouvelle strate de complexité à un dialogue politico-économique avec Washington déjà très déséquilibré. Par exemple, le Japon s’est engagé à investir 550 milliards de dollars dans de nouveaux projets aux États-Unis. De son côté, la Corée du Sud devra investir 350 millions de dollars aux États-Unis, dont 150 dans la construction navale, tout en important 100 milliards de dollars de produits énergétiques américains.
La logique transactionnelle de Donald Trump laisse présager des discussions ardues sur les aspects financiers de la gestion de l’alliance, ce qui constitue un autre sujet sensible pour les opinions publiques japonaises et sud-coréennes. Le président américain a en effet plusieurs fois répété que ses alliés asiatiques (à l’instar des alliés européens) ne payaient pas assez pour leur sécurité. De nouvelles exigences financières de sa part seront toutefois difficiles à gérer pour les gouvernements nippons et sud-coréens. Ces derniers sont ainsi contraints de composer avec le rôle central de la relation avec les États-Unis, les aléas d’une politique intérieure compliquée et le mécontentement de leurs concitoyens. Déjà, on peut observer que les difficultés du Premier ministre japonais Shigeru Ishiba à conduire les discussions sur les droits de douane américains lui auront coûté son poste, d’autant qu’il était déjà en perte de popularité depuis les élections législatives de juillet 2025 qui auront vu le recul du Parti libéral-démocrate (PLD), jusqu’ici dominant. Sa démission et l’érosion du PLD augurent sans doute une période d’instabilité politique au Japon alors qu’un mouvement populiste naissant a trouvé sa représentation institutionnelle avec l’accès du parti ultraconservateur Sanseito au Sénat.
Le retour des crispations sur le coût des alliances de sécurité
Les signes d’une pression grandissante apparaissent déjà entre Washington et ses deux partenaires sur les questions de défense et de coopération militaire, sans que ceux-ci puissent argumenter. Si le traité de sécurité bilatéral avec le Japon ne prévoit pas de réciprocité militaire, il engage toutefois l’archipel à fournir des bases et des installations aux forces armées américaines. Peut-être est-il temps de faire comprendre à Donald Trump que sans ces bases, ni la marine, ni l’armée de l’air américaine n’auraient les moyens d’intervenir rapidement et avec quelque chance en cas de crise régionale. Les infrastructures portuaires et aériennes utilisées par les États-Unis au Japon et en Corée sont essentielles pour faire face à un éventuel scénario de crise et d’urgence régionale, que ce soit au cœur de la péninsule coréenne, dans le détroit de Taiwan ou en mer de Chine méridionale. Pour autant, Tokyo et Séoul seront appelés à en faire davantage. Le secrétaire à la Défense américaine Pete Hegseth a déjà fait valoir que les alliés de la région indopacifique devront atteindre le même niveau de dépenses que les alliés de l’OTAN, soit 5 % de leur produit intérieur brut (PIB). Or, la Corée du Sud consacre déjà 2,8 % de son PIB à son budget militaire. Pour sa part le Japon y a engagé 1,8 % de son PIB et vise 2 % d’ici 2030.
Dans les mois à venir, Washington et Tokyo devront réviser l’accord quinquennal qui définit le soutien financier japonais à la présence militaire américaine sur son sol. La contribution japonaise est actuellement de 2 milliards de dollars par an mais on se souvient que lors de son premier mandat Donald Trump avait évoqué la somme de 8 milliards par an. Or, en proie à des turbulences politiques, l’archipel n’apparait guère en position de force pour négocier.
De la même façon, en 2024, la Corée du Sud et les États-Unis ont signé un nouvel accord quinquennal sur le partage des coûts liés au stationnement des 28 500 soldats américains sur le sol sud-coréen, principalement pour dissuader les agressions nord-coréennes. Séoul a accepté d’augmenter sa contribution de 8,3 %, atteignant près de 1.174 millions de dollars. Bien que l’accord soit toujours en vigueur, de nouvelles admonestations américaines sont à craindre. La Corée du Sud reste attachée à l’alliance, comme le montre son engagement financier croissant et sa crainte de toute réduction des forces américaines, mais jusqu’à quel point ?
Il semblerait que les deux alliés asiatiques les plus proches des États-Unis soient désormais acculés à des choix politico-militaires qu’ils ont, jusqu’ici, toujours repoussés et qui concernent l’acquisition graduelle de capacités dissuasives plus autonomes, capacités que leurs industries de défense respectives sont en état de concevoir et construire. À Tokyo comme à Séoul, sans renoncer à une alliance qui reste indispensable, il convient désormais de se poser la question du renforcement des moyens stratégiques nationaux, d’un rôle accru dans les coalitions et les formats régionaux (QUAD, AUKUS plus) extra régionaux (UE, OTAN) et de la nécessaire modernisation technologique de l’appareil de défense, y compris avec de nouveaux partenaires industriels. Les deux pays pouvant apporter une aide directe conséquente dans le soutien militaire à l’Ukraine, des coopérations technologiques croisées avec des industriels européens s’avèreraient mutuellement très profitables.