ANALYSES

Velléités sécessionnistes en Irak : un ou des Kurdistan ?

Interview
29 septembre 2017
Le point de vue de Didier Billion


Alors que la lutte contre l’Organisation de l’Etat islamique enregistre des avancées significatives en Irak et en Syrie, la récente tenue d’un référendum par le gouvernement régional du Kurdistan irakien sur son indépendance fait l’objet d’un vif regain de tensions et réactualise dans la région de manière brutale, le principe séculaire de l’intangibilité des frontières. Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, sur la situation.

La revendication historique d’un Kurdistan indépendant tend à prendre une temporalité particulière avec ce référendum. Quelle signification lui donner ?

Cette question d’un Etat Kurde est une question récurrente des relations internationales depuis maintenant presqu’un siècle. Cela remonte aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Pour de multiples raisons, cet Etat kurde indépendant n’a pu se créer mais, depuis maintenant plus d’une vingtaine d’années ce thème de la création d’un Etat kurde a repris toute son actualité.

Deux dates sont à retenir quant au processus qui a mené les Kurdes d’Irak à organiser ce référendum : 1991, date de la première intervention des Etats-Unis et d’une coalition internationale sous leur égide dans la région, suite à l’invasion du Koweït par l’Irak, et, plus importante encore, 2003 avec l’intervention unilatérale des Etats-Unis qui a abouti à la chute de Saddam Hussein. A partir de ces deux moments, il y a un processus d’autonomisation des Kurdes d’Irak. En 2005 est adoptée une constitution de type fédéral en Irak qui permet aux Kurdes de bénéficier d’une large autonomie pour ce qui concerne les affaires économiques, politiques et militaires. Les dirigeants du Gouvernement régional du Kurdistan ont aujourd’hui décidé de franchir un pas en avant, puisque qu’ils ont appelé à ce référendum d’indépendance.

Pourquoi organiser un référendum aujourd’hui ? Certainement pour des raisons de politique intérieure à ce Kurdistan d’Irak. Nous savons que le président Barzani, alors que son mandat est arrivé à terme en 2015, se maintient au pouvoir sans aucun mandat depuis deux ans maintenant. Il essaie ainsi de juguler les contestations de plus en plus importantes qui se cristallisent à son encontre. Il a pensé, à tort ou à raison, qu’organiser un référendum d’indépendance permettrait de ressouder les rangs de la population kurde d’Irak en lui offrant la perspective de l’indépendance.

Cependant, le moment est singulièrement mal choisi, l’Irak étant toujours un pays en guerre. Nous savons que la lutte contre Daech a certes marqué des points importants, notamment avec la reprise de la ville de Mossoul, mais l’organisation terroriste n’a pas encore été éradiquée du territoire irakien. Les Kurdes d’Irak jouent un jeu très dangereux en choisissant ce moment pour organiser un référendum d’autodétermination. Leur aspiration à l’indépendance peut être parfaitement compréhensible, sauf que lorsqu’une décision d’une telle importance et prise, il est préférable de choisir la conjoncture qui rassemble les meilleurs atouts, notamment une situation politique à peu près stabilisée, ce qui est loin d’être le cas. Les Kurdes se sont manifestés, ont voté, mais maintenant, que vont-ils faire ? Rien n’est écrit et ce n’est pas parce qu’il y a un vote favorable à l’indépendance que pour autant celle-ci va pouvoir être réellement proclamée dans les jours ou semaines à venir.

Le résultat est sans appel en termes de pourcentage (le « oui » l’a emporté à 92,73%) et de participation (72,16 %, soit plus de 3,3 millions de votants). Au-delà des chiffres, les victoires décisives des forces kurdes contre l’Organisation de l’Etat islamique ne placent-elles pas les indépendantistes en position de force ? Quelles suites peuvent être données à ce référendum ?

Il faut faire attention car la situation des Kurdes d’Irak n’est pas la même que celle des Kurdes de Syrie. En Syrie, les forces kurdes ont un rôle absolument central dans la guerre contre Daech, notamment dans le processus de reprise de la ville de Raqqa qui n’est pas encore achevé. En Irak, les Kurdes n’ont pas véritablement de rôle central dans la lutte contre l’organisation terroriste. Quand Daech a connu son expansion foudroyante il y a 3 ans, avec la prise de la ville de Mossoul et sa poussée vers le Nord, les forces kurdes – les fameux peshmergas – qui s’y trouvaient n’ont pas su résister à cet assaut. Il a fallu un soutien extérieur pour stopper cette offensive et la repousser. Militairement les Kurdes d’Irak n’ont ainsi guère brillé en 2014 et leur rôle a été marginal dans la reprise de Mossoul. Ce sont bien les forces régulières du gouvernement de Bagdad, les milices chiites et l’Iran qui ont eu un rôle fondamental dans la reconquête de la ville.
Tout cela montre que l’on ne peut pas raisonner de la même façon à propos des dynamiques politiques à l’œuvre chez les Kurdes d’Irak ou de Syrie. Quelles que soient les conséquences du vote référendaire d’il y a quelques jours, je ne crois pas qu’un Etat kurde unifié rassemblant les Kurdes d’Irak et de Syrie puisse voir le jour. Hypothétiquement, il pourrait y avoir un Etat kurde d’Irak, encore que cela soit sujet à caution, mais il n’y aura pas encore avant bien longtemps un Etat kurde unifié.

Les dernières réactions du pouvoir central irakien et de ses voisins limitrophes (Turquie, Syrie, Iran) ainsi que des Etats-Unis, ne révèlent-elles pas qu’au niveau régional, la question kurde coalise plus efficacement que la lutte contre l’organisation de l’Etat islamique ?

Oui et non, parce qu’en réalité, nous avons bien conscience que la mise en œuvre d’une coalition contre l’organisation de l’Etat islamique a été compliquée. Nous savons qu’il y a aujourd’hui une coalition sous égide américaine d’une part, les troupes russes et iraniennes qui combattent Daech d’autre part. On ne peut pas dire, de ce point de vue, qu’il y ait une unité réelle contre l’Etat islamique, même s’il y a une coordination entre les différentes forces qui luttent contre les terroristes.

Quant aux réactions des Etats de la région, voire des puissances occidentales (américaines et européennes) à l’égard des Kurdes, leur position n’est pas totalement unifiée. Les Etats-Unis soutiennent activement les Kurdes de Syrie sur le plan militaire et logistique mais se sont prononcés contre la tenue du référendum des Kurdes en Irak. Selon les situations ou les sous situations régionales, les Etats-Unis n’ont pas la même politique. J’en dirais autant de la France et de l’Union européenne. Ces dernières soutiennent activement les Kurdes de Syrie organisés au sein du Parti de l’union démocratique en Syrie alors qu’elles ont manifesté leur réprobation à l’égard de l’organisation du référendum kurde irakien. Les politiques menées envers les Kurdes se déclinent différemment selon qu’ils soient d’Irak ou de Syrie, ceux de la Turquie étant une troisième catégorie, pour ne pas parler de ceux d’Iran.
Ainsi, il n’y a aucun soutien international ou régional à la création d’un Etat kurde et si les Kurdes d’Irak proclamaient leur indépendance, évidemment, Bagdad ne l’accepterait pas. Aucun Etat en situation de guerre et de chaos régional ne se laisse déposséder d’une partie de son territoire sans résister et riposter. Les Turcs et les Iraniens se sont aussi employés ces dernières heures à faire pression sur les Kurdes d’Irak afin qu’ils ne proclament pas leur Etat. S’ils le faisaient, cela constituerait, du point de vue des Etats de la région, un précédent néfaste. Ces derniers veulent la préservation du statu quo quant à l’intangibilité des frontières et, si éventuellement ils peuvent accepter des formes de fédéralisation, ils n’accepteront pas la création d’un Etat. Cela s’est traduit tant au niveau régional par les réactions du gouvernement de Bagdad, Téhéran et Ankara, qu’au niveau international. L’Union européenne, la France et les Etats-Unis ne sont pas favorables à un Kurdistan indépendant. La Chine et la Russie également, dans la mesure où elles craignent que ce problème sécessionniste se pose également chez eux. Une nouvelle fois s’opposent deux principes du droit international : droit des peuples à l’autodétermination versus intangibilité des frontières.

La décision des Kurdes d’Irak de procéder à ce référendum n’est ainsi pas tactiquement très opportun y compris au prisme de leurs propres intérêts. Jusqu’alors, ils bénéficiaient de soutiens extérieurs, notamment de la Turquie. S’ils proclament leur indépendance, Ankara fermera sa frontière. Or, les Kurdes d’Irak ne sont pas autonomes économiquement. Ces derniers jouent un jeu très dangereux avec sans doute l’idée de faire pression sur Bagdad pour bénéficier d’une meilleure répartition des fonds issus de la rente pétrolière. C’est un mauvais calcul qui risque de se retourner contre leurs propres intérêts.
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