ANALYSES

« Les jours de Kadhafi sont comptés »

Presse
3 mars 2011
Didier Billion - Paris Match.com

Après deux semaines de révolte sanglante en Libye, Mouammar Kadhafi pourra-t-il encore résister longtemps? Quelles perspectives s’offrent aujourd’hui au pays? Que peut faire la communauté internationale? Spécialiste d’Afrique du Nord à l’Iris, Didier Billion a répondu à ParisMatch.com.


Mouammar Kadhafi aurait accepté le plan de paix proposé par le président vénézuélien Hugo Chavez. Dans l’hypothèse où cette médiation se confirmerait, pensez-vous qu’elle puisse mettre un terme à la crise en Libye?

Dans l’hypothèse où cela se confirmerait, cela prouverait tout d’abord que Kadhafi -qui avait juré de ne jamais partir, même si cela incluait un bain de sang-, est en position de faiblesse. Le principe même de l’ouverture de négociations serait donc positif, mais la marge de manœuvre resterait étroite, car on imagine mal les insurgés accepter un compromis devant la boucherie à laquelle ils assistent depuis maintenant plus de deux semaines. Enfin, cela entrainerait que la communauté internationale, soit accepte que Kadhafi reste au pouvoir, soit lui trouve une «porte de sortie» qui lui convienne. Mais là encore, dans l’hypothèse où il ne mourrait pas dans les jours à venir –ce qui n’est pas à exclure-, on imagine mal Kadhafi accepter de partir, alors que des plaintes pour crimes contre l’humanité ont été déposées, et qu’il aurait donc certainement à faire face aux instances internationales…. il n’est pas fou ! Dans tous les cas, un cessez-le-feu vaut mieux que tout aujourd’hui, et c’est souvent la première décision instaurée en cas de médiation.


Vous dites «dans l’hypothèse où il ne mourrait pas»: vous jugez probable qu’il se fasse assassiner?

Probable non, possible, oui. Soit par les insurgés, bien qu’il semble peu vraisemblable qu’ils réussissent à le «choper» -pardonnez-moi l’expression-, soit par un bombardement ciblé, qui pourrait émaner des Etats-Unis. N’oublions pas qu’ils ont déjà tenté de le tuer, mais c’est sa fille adoptive qui avait péri. [ndlr: Hannah a été tuée en 1986 dans le raid américain de représailles contre un attentat commis dans une discothèque fréquentée par des soldats américains à Berlin-Ouest, un peu plus tôt, imputé à Tripoli.]


Vous avez dit aussi «il n’est pas fou». C’est justement une question qui se pose après ses interventions surréalistes de ces derniers jours, dans lesquelles il jure que son peuple l’aime, que c’est Al-Qaïda qui sème le trouble dans son pays… Kadhafi est-il fou?

Non. Car si c’était le cas il ne serait pas responsable de ses actes, or, de mon point de vue de politologue, il l’est. La même question s’est posée pour Saddam Hussein, Staline, Hitler, ou encore Pol Pot. Je ne suis pas psychologue, et ce n’est que mon opinion, mais je pense que ce sont des tyrans sanguinaires tout à fait conscients de leurs actes.

Concernant ses phrases sur son peuple qui l’aime, il les prononce depuis toujours (depuis 1969), et elles sont insupportables quand on sait combien il est incontrôlable, les revirements politiques qu’il a fait et les responsabilités qu’il a dans un certain nombre de guerres sur le continent africain.

Mais ce qui est insupportable surtout, c’est l’attitude des grandes puissances. Fin 2003, impressionné par la capture de Saddam Hussein, Kadhafi a décidé de renoncer à tout programme d’armes de destruction massive, et cela a suffi à ce que tout à coup, la communauté internationale le trouve tout à fait fréquentable, alors que son régime n’avait, sur le fond, pas changé d’un iota. On n’est pas dans une logique de folie, on est dans une logique, pour reprendre le terme d’Hubert Védrine, de l’«irreal politik».

Enfin, il faut prendre en considération le fait que ce genre de dictateurs, qui règne sans partage, élimine l’opposition et est souvent entouré de gens qui, par peur, ne leur disent pas la vérité, perdent le sens des réalités politiques. Du coup quand on l’entend accuser à tout va Al-Qaïda, alors qu’on sait très bien qu’Al-Qaïda n’est pas présent en Libye, on se demande si cela tient uniquement de la propagande, ou s’il n’y a pas aussi une part d’autisme politique, d’incapacité à évaluer la modification brutale des rapports de force.


Pensez-vous qu’il faille envisager une intervention internationale?

Je pense qu’une intervention militaire n’est guère réaliste. Certes les Etats-Unis sont dans une posture où ils font converger des bateaux vers les côtes libyennes, mais ce n’est pas très efficace vue la logique de Kadhafi que l’on vient de décrire. Alors soit les Etats-Unis décident d’une attaque unilatérale, mais je ne pense pas que Barack Obama soit dans cette logique –il a assez critiqué son prédécesseur George Bush pour l’avoir fait en Irak-, soit il faut que la décision du Conseil de sécurité de l’ONU, mais il n’y aura pas d’unanimité.


Et l’hypothèse d’une intervention de l’Otan?

C’est pareil, il lui faudrait un mandat de l’ONU, tandis que les Français n’y sont pas favorables, ni les Turques… c’est peu probable.


Alors une interdiction de l’espace aérien?

Il faudrait alors empêcher toute possibilité aux avions libyens de décoller, et donc détruire les aéroports… cela inclurait aussi une grosse opération. Je ne pense pas, et je ne souhaite pas, que cette solution aboutisse non plus.


Alors faut-il laisser les Libyens «finir» leur révolution tous seuls?

Non, je pense que la médiation envisagée par Chavez est la «moins pire» des solutions.


Pensez-vous que les sanctions imposées par le Conseil de sécurité de l’ONU aient un impact sur le régime Kadhafi?

Oui, je pense que cela fait partie de la guerre psychologique. Bien sûr, cela n’a pas d’impact immédiat, mais différé, qui procède d’un ensemble. Par exemple, le gel de ses avoirs à l’étranger, même si ça n’a pas d’effet direct, et qu’il est enfermé dans son espèce d’autisme, ça le crispe, ça le raidit.

Et la possibilité étudiée par les Européens d’établir un plan d’aide économique à l’Afrique du Nord, une sorte de plan Marshall impliquant les Etats-Unis et les pays d’Asie pour stabiliser la rive sud de la Méditerranée?


On n’en est pas encore là mais bien sûr la question se posera dans les semaines, les mois à venir. D’autant que, ne l’oublions pas, il y a des enjeux économiques en Libye, riche en pétrole et en gaz… donc la communauté internationale a tout intérêt à ce que le pays se relève rapidement. C’est la dure réalité de la «realpolitik».


Quel serait le pire scénario pour les Libyens ?

Que Kadhafi se maintienne au pouvoir.


Est-ce encore probable?

Non. Les choses sont allées trop loin. Les insurgés ne l’accepteront pas. Même si on ne sait pas bien ce qu’il se passe dans l’armée libyenne et qu’il a prouvé encore hier qu’il avait encore des soutiens, et de la ressource. Il peut résister encore un moment ; mais sa contre-offensive semble s’être soldée par un échec. Ses jours sont comptés.


La révolution a entraîné une vague d’immigration de Libyens vers l’Europe. Le ministre des Affaires européenne, Laurent Wauquiez, évoque potentiellement 200 à 300 000 personnes qui, sur l’année, pourraient chercher à franchir la Méditerranée en direction de l’Europe. Est-ce une menace pour nous? Les pays européens réagissent-ils bien, selon vous?

Alors d’abord, je ne sais pas d’où ils sortent ces chiffres, de 250-300 000 immigrants. Ils sont peut-être vrais, mais ça m’étonne qu’on ait les moyens de faire de telles estimations. Il semble en tout cas y avoir une volonté politique de faire peur, or je ne trouve pas que ce soit une bonne méthode. Après, c’est facile à dire de là où je suis, mais je pense qu’on pourrait juguler ce flux migratoire en développant des opérations humanitaires pour «fixer» les populations sur place. Autrement dit, il ne faut bien sûr pas fermer les yeux sur ce phénomène bien réel, mais rien ne sert d’affoler les populations, mieux vaut prendre des mesures en amont.


Des spécialistes redoutent un choc pétrolier dû à la crise libyenne. Partagez-vous leur angoisse ? Quelle est la place du pétrole dans cette guerre ?

Du pétrole ET du gaz, ne l’oublions pas. C’est un défi, car la Libye est un des plus gros producteurs de pétrole et de gaz au monde, mais les mouvements de yoyo observés sur les marchés ne sont pas seulement liés à la crise, ils sont aussi liés à la spéculation. Comment expliquer sinon que le cours du pétrole a soudainement baissé hier (avant de remonter) alors que les plateformes pétrolières ne fonctionnent plus pour la plupart, que le trafic maritime est interrompu ?

Il ne faut en tout cas pas s’affoler: même si la crise s’installe un peu dans la durée, l’Arabie Saoudite a fait savoir hier qu’elle pourrait augmenter sa production, elle a la capacité de le faire, et même si ses ressources ne sont pas inépuisables, la crise ne sera pas éternelle.

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