ANALYSES

Libye/Tunisie : Quand le spectre de l’islamisme revient hanter les commentaires…

Tribune
27 octobre 2011
En Libye, la référence à la charia vient il est vrai à contretemps et bien précocement puisque l’élaboration d’une constitution est justement l’un des principaux points de l’agenda politique des mois à venir. Mais l’essentiel ne réside pas dans le moment de la déclaration. Le concept même de charia est pour le moins flou puisqu’il se base sur des interprétations du Coran qui peuvent considérablement varier d’un pays à l’autre. Que l’on sache, l’évocation de la charia n’a d’ailleurs pas la même capacité d’effrayer les bonnes âmes quand elle est appliquée par les Etats du Golfe, qui, il est vrai, ont l’insigne qualité d’être de solides alliés et d’importants clients des puissances occidentales… Si l’évocation de l’abolition de la loi interdisant la polygamie en Libye a légitimement suscité de fortes désapprobations, ces dernières doivent alors se manifester avec la même vigueur à l’égard de tous les pays concernés. Il convient de réaffirmer que l’égalité entre les femmes et les hommes est un principe qui se doit d’être universel. Il y a d’ailleurs eu depuis sa déclaration une forme de rétropédalage de Moustapha Abdeljalil qui indique l’hétérogénéité politique du CNT et les profondes divergences qui le traversent. Après 42 années de tyrannie, le contraire serait pour le moins étonnant, cela ne rend pas moins nécessaire le devoir de vigilance évoqué précédemment.

Toutefois le plus préoccupant en Libye ne nous semble pas être les références à la charia mais bien plutôt l’absence de pouvoir réel, la multiplicité des centres de décision politique et l’absence de contrôle des groupes armés. Il est certes illusoire de penser qu’un système démocratique puisse se mettre en place d’un coup de baguette magique, il n’empêche que l’on peut concevoir quelques inquiétudes, non fantasmatiques celles-ci, sur le moment présent de la situation libyenne. La plus prégnante réside certainement dans les conditions par lesquelles le CNT est parvenu au pouvoir. Si les combattants anti-Kadhafi ont montré un indéniable courage, il n’en demeure pas moins que la prise du pouvoir s’est réalisée grâce à l’intervention massive de l’OTAN et que cette dernière a semé l’illusion que la force militaire pouvait résoudre les défis politiques. La culture de guerre, l’impossibilité à concevoir le compromis politique sont probablement les paramètres qui recèlent aujourd’hui les plus graves dangers. Les informations concernant les éliminations de partisans de Kadhafi et révélées par Human Rights Watch sont pour le moins problématiques, les conditions même de la mort du tyran, qui s’apparente à un assassinat, ne le sont pas moins… On peut craindre que les libertés qui ont été prises par l’OTAN quant au respect de la lettre et de l’esprit de la résolution 1973 rejaillissent négativement sur les modalités des confrontations politiques à venir en Libye. Plus que la référence à la charia, ce sont ces questions qui posent problème. Ce n’est pas parce que le terme de charia est prononcé qu’il faut avoir un réflexe pavlovien et considérer qu’une dictature islamiste va être mise en place. Kadhafi est mort, la Libye a été proclamée libérée. La page blanche, qui est à écrire, ne peut pas l’être uniquement par ceux qui se sont autoproclamés à la tête de la rébellion, et la question de la charia n’est pas le sujet principal.

La victoire d’Ennahda, en Tunisie, n’est aucunement comparable. Cette victoire est le produit d’une campagne électorale dont tous les partis politique tunisiens et tous les observateurs s’accordent à considérer qu’elle s’est déroulée dans le respect des points de vue pluriels exprimés. De plus, la très forte participation indique avec éclat que les citoyens tunisiens se sont exprimés avec détermination. Le sens de ce vote est assez clair. Non seulement les partisans de Ennahda sont les vainqueurs, mais, déjouant les pronostics politiques, les autres partis qui s’affirment sont ceux qui sont favorables à une coopération avec le parti islamiste. Ceux qui s’opposaient à toute perspective de travail en commun sont a contrario sévèrement battus. Plutôt que de se réfugier dans une sorte d’angoisse à la seule évocation du vocable d’islamiste, ce qu’il importe désormais de saisir, c’est la réalité des rapports de force. Comme dans tout processus de transition démocratique ceux-ci sont singulièrement mouvants et l’évolution du parti Ennahda ne fera pas exception à cette règle. En ce sens, il serait plus pertinent d’évoquer les islams politiques et de tenter d’évaluer les rapports qui se nouent entre les différents segments qui s’en réclament. Il est ainsi politiquement erroné d’amalgamer le courant salafiste et une partie de la direction d’Ennahda qui ne cesse de répéter que son modèle est celui de l’AKP turc. Il est utile de saisir pourquoi une partie de la base d’Ennahda peut être attirée par la radicalité des salafistes et comment Ghannouchi tente de s’ériger au-dessus des sensibilités qui traversent son parti. Il convient de comprendre pourquoi les forces de gauche et libérales sont profondément divisées quant à leurs rapports avec Ennahda et pourquoi certaines s’apprêtent à gouverner avec lui. Pourquoi, enfin, ces forces n’ont pas été capables de s’unir pour la compétition électorale. En un mot, plutôt que de s’abriter devant des formules de stigmatisation des islamistes, il importe de comprendre les dynamiques de la société tunisienne, de cesser une fois pour toutes de la concevoir au travers de nos lunettes françaises et/ou occidentales et de la décrire de la façon dont on voudrait qu’elle soit. Il faut en revenir à la Tunisie réelle, cela évitera les désillusions inutiles.

Le pire aveuglement est atteint quand certains nous expliquent doctement que la société civile tunisienne va réagir. Ainsi donc, pour ces commentateurs, les dizaines de milliers de Tunisiens qui ont voté Ennahda ne feraient pas partie de ladite société civile tunisienne ! Et pourtant ses militants n’ont cessé de quadriller le terrain, dans les cités et les villages, ce qui du point de vue de l’exercice démocratique est plus probant que de se contenter d’afficher le sigle d’un parti sur son profil facebook… Décidément le principe de réalité revient au galop et les inepties sur la révolution 2.0 ont du plomb dans l’aile. Cela ne doit pas nous empêcher de noter que Ennahda a bénéficié de fonds financiers importants en provenance de pays du Golfe et que le parti a largement eu recours à la démagogie, voire parfois à des menaces.

Nous nous rappelons que la stigmatisation de l’islamisme a empêché de saisir les profondes dynamiques politiques qui ont abouti à la chute de certaines dictatures, il importe désormais de ne pas reproduire les mêmes erreurs et de se prémunir des amalgames, éventuellement confortables mais qui rendent aveugles.
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