ANALYSES

Abdel Fattah Al-Sissi : une victoire sans surprise dans une Égypte en crise

Interview
14 décembre 2023
Le point de vue de Didier Billion


L’élection présidentielle égyptienne qui a débuté ce 10 décembre devrait sans grande surprise déboucher sur la réélection pour un troisième mandat du président sortant Abdelfattah Al-Sissi a débuté ce 10 décembre. Dans quel contexte économique, politique et social se déroule ce scrutin et, alors que les principaux opposants politiques ont été écartés, quelles seraient les perspectives pour l’Égypte après la réélection du président égyptien ? Dans quelle mesure le président Abdelfattah Al-Sissi a-t-il instrumentalisé la cause palestinienne pour sa campagne présidentielle ? Alors que l’Égypte est devenue un interlocuteur indispensable dans le conflit israélo-palestinien, en quoi la victoire d’Abdelfattah Al-Sissi pourrait-elle conforter le rôle de l’Égypte sur la scène internationale ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste du Moyen-Orient.

 

Dans quel contexte économique, politique et social se déroule ce scrutin et, alors que les principaux opposants politiques ont été écartés, quelles seraient les perspectives pour l’Égypte après la réélection du président sortant égyptien Abdelfattah Al-Sissi ?

La situation économique s’avère catastrophique dans un pays de 105 millions d’individus, possédant un taux de croissance démographique de 2 % par an, avec la perspective d’atteindre 200 millions à la fin du siècle. Difficultés accrues par le fait que seulement 8 % de la surface du territoire national est habitable et par les effets du réchauffement climatique, particulièrement sensibles dans la région.

Aujourd’hui, selon les chiffres officiels, 30 % de la population se trouve sous le seuil de pauvreté, les classes moyennes se paupérisent, l’inflation atteignait 40 % en glissement annuel en septembre 2023 et 70 % pour les produits d’alimentation. C’est enfin une économie au sein de laquelle l’armée continue à jouer un rôle essentiel et qui souffre d’un sous-investissement structurel dans les domaines productifs.

Bien sûr la guerre de Gaza a des incidences négatives, notamment dans le domaine du tourisme. Mais ce sont surtout les conséquences de la guerre en Ukraine qui ont affecté le pays, notamment en matière d’achat d’hydrocarbures et de produits alimentaires. Ces phénomènes alimentent mécaniquement la dette qui s’élève désormais à environ 150 milliards de dollars.

Pour ces raisons, l’Égypte se tourne une fois de plus vers le Fonds monétaire international (FMI). Ce dernier est déjà intervenu à plusieurs reprises, en 2016 avec un programme de 12 millions de dollars, puis en mai et juin 2020. Ces appels au FMI accroissent mécaniquement la dette externe et l’Égypte est désormais le deuxième pays le plus endetté auprès du FMI, après l’Argentine.

Cette instance impose plus que jamais des conditions draconiennes. Si l’on évalue les besoins de l’Égypte à 30 milliards de dollars pour rester à flot, le FMI n’accepte de négocier que sur 3 milliards de dollars et demande aux États arabes du Golfe, en premier lieu l’Arabie saoudite, de tenter de pallier la situation. La question qui se pose est alors de savoir si l’Égypte est trop importante pour encourir le risque de la laisser purement et simplement sombrer ou si c’est, a contrario, trop tard et trop cher pour la sauver.

Les dépôts des pays golfiques représentent environ 85 % des réserves en devises de la Banque centrale égyptienne. Mais, plus important, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis deviennent de plus en plus exigeants d’autant que, depuis 2013, ils ont donné des milliards de dollars sans véritable contrepartie et sans réformes économiques structurelles.

Ces États sont aujourd’hui dans une logique de rachat des pans de l’économie qui fonctionnent (entreprises étatiques, infrastructures critiques, terres agricoles…), c’est-à-dire une logique de prédation, ce qui constitue un danger mortifère pour l’économie égyptienne.

De violentes réactions pourraient bien sûr se cristalliser tant de la part de l’armée que, bien sûr, de la population. On peut craindre en outre une énième dévaluation après les élections, ce qui permet de comprendre pourquoi ces dernières, initialement prévues au printemps 2024, ont été avancées de quelques mois.

 

Dans quelle mesure le président Abdelfattah al-Sissi a-t-il instrumentalisé la cause palestinienne pour sa campagne présidentielle, alors même qu’il a refusé d’accueillir en Égypte les réfugiés Gazaouis qui se rassemblent au point de passage de Rafah ?

Abdel Fattah Al-Sissi concourt pour un troisième mandat consécutif, sans qu’il n’y ait aucun suspens sur le résultat. Le seul élément qui est important est le taux de participation. Pour mémoire, lors du précédent scrutin présidentiel en 2018 Abdel Fattah Al-Sissi avait été réélu avec 97 % des suffrages, mais avec seulement 41 % de participation.

Pour parler clair, il n’y a pas eu de campagne électorale, pas de réunion publique, pas de débat, une sorte de non-événement. Aucun des trois autres candidats en lice ne sont des opposants et ils fournissent en réalité une caution soi-disant démocratique à Abdel Fattah Al-Sissi. Les quelques véritables opposants n’ont pour leur part pas pu se présenter, n’étant pas parvenus à rassembler les 20 soutiens de parlementaires et les 25 000 signataires nécessaires.

C’est finalement le conflit à Gaza qui a focalisé toutes les interrogations, notamment parce que l’Égypte est en première ligne avec sa frontière de 12 km avec la bande de Gaza et le point de passage de Rafah. L’Égypte se vit comme en état de guerre et Abdel Fattah Al-Sissi comme un chef de guerre. Il est beaucoup intervenu sur ce point depuis le 7 octobre, en se posant comme défenseur de la souveraineté et de l’intégrité nationale face à l’enjeu de l’hypothétique expulsion des Gazaouis.

Critiqué en 2014 lors des affrontements entre Israël et Gaza alors qu’il avait gardé la frontière fermée, il est actuellement plutôt soutenu car il apparaît comme un défenseur de la cause palestinienne et a réussi à réaliser une forme d’unité nationale. Il n’a pas utilisé les arguments de type humanitaire mais s’est concentré sur le registre politique. Son argument principal n’est pas dénué de fondements lorsqu’il explique que les Israéliens veulent liquider la question palestinienne sur le dos de l’Égypte. Il considère en effet que si les Palestiniens sortaient de Gaza, ils ne pourraient pas revenir. De ce point de vue, le syndrome des réfugiés de la Nakba de 1948-1949 joue à plein.

C’est précisément cet argument qui lui a permis de réaliser une forme d’union nationale en dépit de quelques critiques sur sa gestion de Rafah. Il est nécessaire de comprendre qu’en Égypte, comme d’ailleurs dans tous les pays de la région, la cause palestinienne reste au cœur de centaines de milliers de citoyens et que c’est souvent un moyen de socialisation politique, un lieu de politisation qui peut inquiéter le régime.

C’est pourquoi le pouvoir tente de s’approprier la colère populaire et n’a pas hésité à organiser d’impressionnantes manifestations le 20 octobre. Pour autant de nombreux slogans anti-régime sont apparus avec, au Caire, une brève incursion sur la très symbolique place Tahrir. C’est donc à un double mouvement auquel nous assistons : union nationale et contestation du régime quand l’occasion s’en présente.

Se superpose à ces paramètres la question des Frères musulmans, qui recèle une importance particulière en Égypte puisque le président-maréchal Sissi est parvenu au pouvoir après avoir organisé en 2013 un coup d’État contre les Frères musulmans, pourtant parvenus démocratiquement au pouvoir. Le Hamas, pour sa part, incarne la branche palestinienne des Frères musulmans. Après le coup d’État de 2013 s’est développé dans les cercles décisionnaires égyptiens un anti-frérisme obsessionnel qui s’est aussi focalisé contre le Hamas.

C’est seulement depuis fin des années 2010 qu’un véritable réchauffement s’est manifesté dans les relations avec le Hamas. Non seulement cela permet de pouvoir mieux gérer la situation de non-droit qui prévaut dans le Sinaï et qui nécessite donc une coopération avec le Hamas pour mieux contrôler le « commerce des tunnels ». Mais cette amélioration des relations s’explique surtout parce que le crédit international de l’Égypte reste en partie lié à sa capacité à endosser le rôle de médiateur, donc à la nécessité de parler aux deux parties. Ainsi, par exemple, il faut mettre au crédit de l’Égypte d’être parvenue à faire cesser les combats lors de la énième crise de 2021 entre Gaza et Israël. Néanmoins force est d’admettre que l’Égypte a depuis lors été en bonne partie supplantée par le Qatar dans ce rôle de médiation.

 

L’Égypte, puissance médiatrice et porte d’entrée de l’aide humanitaire à Gaza, est devenue un interlocuteur indispensable dans le conflit israélo-palestinien au regard de la communauté internationale. En quoi la victoire d’Abdelfattah Al-Sissi pourrait-elle conforter le rôle de l’Égypte sur la scène internationale ?

Le premier élément à souligner est la perte d’influence de l’Égypte sur les scènes régionale et internationale. Cela s’explique notamment par la situation économique problématique déjà évoquée qui restreint de facto les capacités d’initiative du pays.

Pour autant, l’Égypte reste un des principaux récipiendaires de l’aide militaire étatsunienne dont le montant annuel oscille entre 1,2 et 1,3 milliard de dollars. Les critiques épisodiques de Washington à l’encontre des graves restrictions contre les droits démocratiques ne l’empêchent pas de continuer à considérer l’Égypte comme un garant des intérêts étatsuniens dans la région. Cela n’exclut pas la manifestation de désaccords publics, comme Antony Blinken en a fait l’expérience à la mi-octobre, quand il s’est vu opposer un refus glacial à sa demande d’accueil par Le Caire de centaines de milliers de Gazaouis.

Ces tensions épisodiques ont convaincu les dirigeants égyptiens de diversifier leurs accords en matière de politique extérieure. Ainsi le retour de la Russie est spectaculaire et les relations n’ont jamais été aussi bonnes depuis la dislocation de l’ex-URSS. Les échanges se sont aussi approfondis avec quelques pays de l’Union européenne, notamment l’Italie, l’Allemagne et surtout la France. La Chine, si elle n’est pas absente reste néanmoins prudente.

On le voit, l’Égypte continue à tenter de jouir d’une rente géopolitique réelle mais qui tend à s’émousser au fil des ans et elle aura probablement bien du mal à maintenir son importance dans les processus de recompositions géopolitiques régionaux.

 
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