ANALYSES

Les objectifs 2023 de l’industrie de défense turque

Tribune
6 mars 2023


Poursuivant sans relâche, depuis l’affaire de Chypre en 1974, son ambition de se doter d’une industrie de défense structurée, solide et dépendant le moins possible de l’extérieur, la Turquie conduit une politique ambitieuse d’équipement de son armée, de sa police et de sa gendarmerie dans tous les domaines qui vont de la recherche et développement aux matériels terrestres, navals, aériens et spatiaux, sans oublier les nouveaux champs de conflictualité comme le cyber-combat. Cette démarche, résolument volontariste, est soutenue au plus niveau de l’État par le président de la République en personne, M. Recep Tayyip Erdoğan, et fait l’objet de plans stratégiques quinquennaux. Elle se traduit par un nombre croissant de projets de défense qui, de 66 en 2002, sont passés à près de 800 aujourd’hui. Trois sociétés turques font en outre partie du « top 100 » des plus grandes entreprises d’armement à l’échelle mondiale.

Les priorités en matière de programmes d’armement sont définies par le Comité exécutif de l’industrie de défense (SSİK) que dirige le Président de la République. C’est ainsi que lui-même ainsi le président de l’industrie de défense (SSB), M. İsmail Demir, ont révélé il y a quelques semaines les principaux objectifs de l’industrie de défense turque pour l’année 2023.

Les objectifs turcs en matière d’armements terrestres, navals et aériens

Concernant les matériels terrestres, la construction du premier char de combat ALTAY dont la maîtrise d’œuvre, initialement confiée à OTOKAR, a été réattribuée à BMC, sera achevée à l’issue du processus d’indigénisation de certains sous-systèmes actuellement soumis à licence d’exportation. Deux nouveaux chars, un pour l’armée turque et un, selon les propos du président Erdoğan, « pour la société en charge de construire le moteur », seront livrés courant mai pour la réalisation d’essais. La fabrication en série des chars, sous une forme de partenariat, ne devrait quant à elle débuter qu’à partir de 2025.

Interviendront également en 2023 les premières livraisons de véhicules d’assaut blindés amphibie ZAHA construits par FNSS, de véhicules blindés multi-rôle VURAN (avec moteur local) construits par BMC, de véhicules blindés AMAZON également construits par BMC, et de véhicules 8X8 à roues de transport de conteneurs fabriqués par KOLUMAN.

Le nombre d’obusiers FIRTINA de nouvelle génération livrés aux forces devrait atteindre les 140 dans les mois à venir. L’intégration à cet obusier d’un moteur et d’un système de transmission développés par BMC Power est prévue à partir de 2025.

S’agissant des matériels navals, la frégate TCG İSTANBUL (F-515), première frégate turque de Classe İ construite dans la cadre du programme MİLGEM (bateau national), entrera en service au cours de cette année. La maîtrise d’œuvre de ce cinquième bâtiment du programme a été confiée à la société STM qui, depuis quelques années, voit son chiffre d’affaires croître d’une manière exponentielle. Sont également prévues en 2023 la mise en service du bâtiment amphibie TCG Anadolu, construit par les chantiers navals SEDEF, la livraison à la marine turque du bâtiment de soutien aux opérations et de ravitaillement à la mer DERYA, construit par les chantiers navals SEFİNE, ainsi que l’entrée en service du premier sous-marin de nouveau type PİRİ REİS construit au sein des arsenaux militaires de Gölcük.

Pour les avions, le premier vol du prototype de l’avion de combat national turc TF-X est prévu pour la fin de l’année. Ce GTU (Geliştirme Test Uçağı, avion de développement et d’essais) sera propulsé par des turboréacteurs à double flux F110-GE-129E développés par la société General Electric. Une cérémonie de « roll-out » (sortie du hangar pour présentation aux médias) du GTU est planifiée courant avril, la date précise de cet évènement devant être annoncée en mars, possiblement le 18.

En 2023 est également prévue la livraison des premiers F-16 dont l’avionique a été modernisée dans le cadre du projet ÖZGÜR. Décidé le 15 décembre 2010 par le SSİK, ce projet avait débuté par la modernisation et la certification, avec des capacités et des moyens entièrement locaux, d’un F-16C Block 30 de l’armée de l’Air turque non modernisé dans le cadre des programmes PEACE ONYX-III et MSM (Modernization Serial Assembly).

Parallèlement, quatre prototypes de l’avion d’entraînement avancé à réaction HÜRJET seront construits. La fabrication du prototype dont le vol est prévu le 18 mars se poursuit.

Le sixième et dernier avion de patrouille maritime P-72 (ATR-72/600) sera prochainement livré à la marine turque, achevant ainsi le programme MELTEM-3. Pour rappel, trois programmes Meltem, distincts mais liés, ont été menés : MELTEM-1, décidé le 27 janvier 1998 par le SSİK, qui prévoit la construction de neuf Casa CN-235 (six pour la marine et trois pour les garde-côtes), MELTEM-2, qui a pour objectif de configurer les six Casa CN-235 de la marine en avion de patrouille maritime (MPA) et les trois Casa CN-235 des garde-côtes en avion de surveillance maritime (MSA), et MELTEM-3 qui concerne, d’une part, l’achat de dix avions de lutte anti-sous-marine de type ATR-72 (chiffre revu par la suite à la baisse avec six appareils seulement aujourd’hui) et, d’autre part, l’intégration d’équipements de mission AMASCOS-300 dans ces avions.

Concernant les voilures tournantes, l’assemblage de deux hélicoptères multi-rôles et de transport léger T625 GÖKBEY est en cours de finalisation, dont un qui doit prochainement sortir des ateliers. Trois T625 GÖKBEY seront livrés cette année au commandement général de la gendarmerie.

Les drones, qui tiennent une place particulière dans le développement de l’industrie de défense turque, feront partie cette année des choix prioritaires. Après avoir effectué son premier vol le 14 décembre 2022, le drone à réaction (ou avion de chasse sans pilote) KIZILELMA, développé par la société BAYRAKTAR, sera prochainement soumis à un certain nombre d’essais de manœuvrabilité en vol complétés par des travaux d’intégration de munitions. Sous sa variante actuelle, le drone est propulsé par un turboréacteur à double flux AI-322F développé conjointement par les motoristes ukrainiens Ivchenko Progress et Motor Sich. Pour rappel, l’objectif final de l’industrie de défense turque est de pouvoir faire opérer ce système d’arme à part du bâtiment amphibie TCG Anadolu.

Le SİHA (Silahlı İnsansız Hava Aracı, drone aérien armé) BAYRAKTAR TB3 effectuera son premier vol au cours de cette année. Ce drone MALE (Medium Altitude Long Endurance) est prévu lui aussi pour décoller et atterrir sur de courtes distances et en particulier sur le bâtiment amphibie TCG Anadolu.

De nouvelles annonces dans le spatial, le munitionnaire et l’électronique

Dans le domaine spatial, le nanosatellite cubique KILIÇSAT, destiné à tracer les positions et les routes des bateaux, sera lancé en 2023. Les signaux émis par ce satellite, développé conjointement par les trois sociétés GUMUSH, ASELSAN et METEKSAN et par l’université de la THK (fondation aérienne turque), seront transmis vers un amplificateur à faible bruit produit localement. Sera également lancé cette année le satellite d’observation terrestre İMECE développé par le secteur spatial (UZAY) de la fondation pour la recherche scientifique et technologique de Turquie (TÜBİTAK).

Pour les munitions, l’année 2023 verra les premières livraisons des missiles air-air BOZDOĞAN (à vue) et GÖKDOĞAN (au-delà de la portée visuelle) développés par l’institut de recherche et de développement pour l’industrie de défense (SAGE) de la TÜBİTAK. Le SİPER, système régional longue portée de défense sol-air aérobie et antimissile, développé en partenariat par ASELSAN, ROKETSAN et la TÜBİTAK SAGE à partir des programmes HİSAR A et O, devrait, lui aussi, entrer en service selon les propos tenus par le Président de l’industrie de défense turque.

Parmi les autres annonces concernant les munitions pour cette année figurent le début de l’intégration sur bâtiment de surface du système de défense aérienne de proximité GÖKDENİZ, les premières livraisons des missiles antichars courte portée KARAOK et des cibles ŞİMŞEK en configuration missile de croisière, ainsi que le début de la fabrication en série des torpilles sous-marines AKYA développées par ROKETSAN. Les turboréacteurs KTJ3200, construits par KALE pour les missiles nationaux de croisière SOM et antinavires ATMACA, seront livrés à leurs utilisateurs.

Dans le domaine de l’électronique, le radar à antenne active (Active Electronically Scanned Array, AESA) développé par ASELSAN sera intégré, pour la première fois, sur le TİHA (Taarruzi İnsansız Hava Aracı, drone aérien offensif) AKINCI fabriqué par BAYRAKTAR, ainsi que sur les chasseurs-bombardiers F-16 de l’armée de l’Air turque. Interviendront également cette année les premières livraisons du système radar d’alerte avancée ERALP d’ASELSAN, l’intégration et la mise en œuvre sur F-16 à la fois du pod national de guerre électronique MEHPOD d’ASELSAN et du pod de soutien électronique EDPOD développé par le centre de recherche sur les technologies avancées en informatique et sécurité des données (BİLGEM) de la TÜBİTAK, ainsi que les premières utilisations du système électronique offensif portable MERT conçu par la Société METEKSAN.

Enfin devraient être achevés tous les travaux d’installations du projet de système de gestion de la sécurité urbaine et de reconnaissance de plaques d’immatriculation.

Des mesures ambitieuses soumises à un budget contraint

Comme tous les ans, il s’agit d’une annonce de projets très ambitieuse qui s’inscrit dans la politique d’autonomie poursuivie par l’exécutif turc mais qui, d’une manière récurrente, se heurte à la réalité de la part du budget de la défense consacré à l’équipement des forces, ce qui explique les reports successifs d’un nombre non négligeable de programmes. Au-delà des enjeux électoraux, 2023 sera une année particulièrement intéressante à suivre à ce sujet car, si la Turquie n’entendra pas renoncer à ses ambitions en matière d’industrie de défense, la situation économique précaire du pays, ainsi que les priorités qui seront inévitablement données à la reconstruction des zones sinistrées à la suite des tremblements de terre successifs des 6, 20 et 27 février 2023, constitueront deux variables qui pèseront lourd à l’heure des choix.
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