ANALYSES

“Si les gens ne peuvent pas se nourrir, ils se révoltent”

Presse
14 mars 2022
Interview de Sébastien Abis - Philonomist
La guerre en Ukraine, avec ses conséquences sur le marché mondial du blé, nous fait redécouvrir l’insécurité alimentaire, un sujet qui était largement sorti de nos préoccupations. Avait-elle jamais disparu ?

Le sujet reste d’une terrible actualité pour la plupart des populations et des gouvernements du monde. La nécessité de manger pour être en vie, avoir de l’énergie, se développer, être libre, est une réalité indépassable et qui nous concerne tous. L’acte alimentaire est vital, universel, à la fois atemporel et quotidien : très peu de questions sont aussi puissantes sur le temps long. Les pays riches ont oublié que la nourriture était un élément stratégique à cultiver, à protéger, dont il fallait se réjouir.

Sur les 8 milliards d’habitants de cette planète, vous en avez 1 milliard qui n’ont rien à manger, 2 milliards qui mangent très peu et très mal en termes de diversité de calories, et 5 milliards qui sont des consom’acteurs très exigeants, très attirés par des expériences alimentaires, consommant le monde, consommant le local, voulant de tout tout au long de l’année. Bref, la géopolitique de l’alimentation est très différente selon les territoires d’où vous vous exprimez.

Et puis l’alimentation est un puissant révélateur d’inégalités sociales. Là où la moyenne des Français consacre entre 12 et 14 % de son budget mensuel à l’alimentaire, vous avez des classes plus précaires en France pour qui l’alimentation représente 30, voire 40 % de leur budget, ce qui les rend très sensibles aux prix.

Au tournant du millénaire, une petite musique s’est déployée sur le fait qu’on entrait dans le siècle des services, de l’immatériel, que les productions primaires et de l’industrie n’étaient pas porteuses d’avenir et que l’innovation était ailleurs. Nous avons un puissant rappel, à la fois avec l’épidémie de Covid et les épisodes géopolitiques actuels, que produire de la nourriture est extrêmement précieux, c’est une chance que tous n’ont pas sur cette planète, et qu’avoir de la nourriture au quotidien, en quantité et en qualité, diversifiée et pas trop chère pour les porte-monnaie, c’est quelque chose qui conditionne beaucoup la stabilité, à la fois individuelle et collective. C’est pourquoi j’ai toujours parlé d’une géopolitique positive de l’agriculture et de l’alimentation. Après, comme pour toute géopolitique, il y a ceux qui vont renverser ces armes de paix et de stabilité en armes de guerre ou de rivalité, par exemple pour affaiblir un voisin.

Est-ce le cas de la Russie quand elle attaque l’Ukraine ?

Il ne faut pas agricoliser à outrance les dynamiques géopolitiques. Est-ce que la Russie a uniquement ce sujet dans son logiciel de conquête de l’Ukraine ? Non. La géopolitique ne repose jamais sur un facteur unique. En revanche il serait naïf de penser que la puissance agricole n’est pas un paramètre clé. Déjà la Crimée, annexée en 2014, était une grande zone de production agricole. L’Ukraine est une superpuissance agricole, elle l’a été dans l’histoire depuis l’Antiquité. Quand vous avez des atouts, quand vous êtes bon dans un secteur où il y a des besoins en forte augmentation dans le monde, vous mettez le pied sur l’accélérateur : c’est ce qu’a fait l’Ukraine depuis le début du millénaire. Comme la Russie, d’ailleurs, qui est devenue le premier exportateur mondial de blé en une vingtaine d’années.

La volonté de l’Ukraine était d’être une nation qui compte après la parenthèse soviétique et la décennie 1990 plus que chaotique. Elle ne produit pas tout, mais elle est très forte en grandes cultures : le blé bien sûr, mais aussi le maïs, le tournesol, l’orge, le seigle, un peu de colza. Sa production dépasse largement les besoins domestiques et va beaucoup sur les marchés internationaux.

L’invasion par la Russie se produit à la fin de l’hiver. Ce timing a-t-il une importance pour la récolte de blé ?

D’un point de vue purement militaire, il était plus facile d’attaquer d’hiver que d’été. Mais du point de vue agricole, il y a trois sujets aujourd’hui en Ukraine. Le premier concerne les récoltes passées qui n’étaient pas toutes parties à l’export. Le commerce s’organise sur plusieurs mois : l’acheminement du blé vers les terminaux portuaires prend du temps, il faut charger les bateaux, le transport dépend ensuite du ballet du transport maritime. De grosses quantités de céréales ne sont pas encore sorties d’Ukraine, d’où l’emballement des marchés internationaux, parce que ces quantités sont nécessaires pour répondre à la demande.

Deuxième question, ces quantités récoltées, stockées, vont-elles demain être exportées par les Russes ? Ce qui embarrasserait les opérateurs économiques internationaux, puisque faire du commerce avec la Russie devient très périlleux. C’est problématique à court terme pour les grands pays acheteurs d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient et d’Asie – y compris la Chine –, qui comptent sur l’origine ukrainienne pour leurs approvisionnements en blé.

La troisième incertitude concerne les futures récoltes. L’ensemble de la chaîne agricole est bousculé par la guerre : alors qu’il faut faire ici les semis, là commencer les récoltes, les travailleurs sont au front ou en fuite, les chars dévastent les champs. Le temps long de l’agriculture impose sa loi : les étapes sont manquées, c’est adieu et à l’année prochaine ! S’il n’y a pas de récoltes, il n’y aura pas d’export, ce qui veut dire un trou béant dans le commerce mondial.

La crise frumentaire menace dans certains pays, comme l’Égypte…

L’inquiétude est déjà palpable. Les cours du blé ont gagné plus de 100 euros la tonne en quelques semaines. C’est colossal et inédit. Les prix étaient déjà au plus haut à cause du Covid, et là on crève le plafond. Ukraine plus Russie, c’est 30 % du marché mondial du blé et l’Égypte, premier importateur mondial, fait venir 90 % de son blé de cette zone. Il y aura des conséquences sur le prix du pain pour ses 110 millions de consommateurs. Or le pain, en Égypte, c’est sacré : c’est la vie et la stabilité. Les militaires au pouvoir regardent ça de très près.

Que peut faire le reste du monde pour suppléer la disparition du blé ukrainien ?

Il y a déjà ce que peut faire l’Ukraine. Elle a commencé à essayer de remplacer les exportations portuaires par du fret ferroviaire ou du fluvial par le Danube, afin de fournir les quantités attendues par certains pays. De la même manière, la Chine rappelle à certains que les nouvelles routes de la soie terrestres qu’elle a dessinées en traversant le Kazakhstan et la Russie peuvent servir pour le fret de céréales.

Quant aux grands pays producteurs et exportateurs de blé, peuvent-ils automatiquement remplacer l’origine ukrainienne ? La réponse est non. Les engagements sont déjà pris vis-à-vis de certains pays, les stocks ne sont pas forcément disponibles. Surtout, il va falloir voir l’état des prochaines récoltes et prier pour qu’il n’y ait pas de pépin climatique. Imaginez qu’un grand pays producteur et exportateur de blé comme la France connaisse une mauvaise récolte cet été pour des raisons météorologiques, cela accentuera la nervosité sur le marché mondial du blé.

La sécurité alimentaire dépend de quelques paramètres très simples : nombre d’habitants, ressources naturelles et capacités de production à domicile, possibilités d’importer le complément, et enfin état de la gouvernance. Si un pays a une population en croissance, des conditions géographiques défavorables et une instabilité politique, il dépendra mécaniquement des importations internationales. Qu’il soit fréquentable ou peu fréquentable, aucun pays ne galvaude la question de sa sécurité alimentaire. Si les gens ne peuvent pas se nourrir, ils se révoltent, c’est vrai en démocratie et c’est vrai en dictature.

 

Augmenter fortement la production de blé en Europe, c’est possible ?

Pour cette année, les récoltes sont déjà semées. Mais pour l’an prochain, la question d’augmenter les surfaces va se poser. Il faut déjà savoir si les agriculteurs auront les moyens économiques de le faire. Le prix des engrais a triplé, voire quadruplé depuis un an. Les cours de l’énergie ne vont pas baisser non plus. Beaucoup va dépendre des politiques publiques, il faut avoir une cohérence d’ensemble. Vous ne pouvez pas réglementer sur le climat sans tenir compte de ce que peuvent payer les consommateurs pour des produits de qualité.

Des virages colossaux ont été pris par les agricultures européennes pour décarboner et réduire leur empreinte environnementale. Il faut continuer, et je pèse mes mots. Mais, compte tenu des besoins, il ne faut pas que l’Europe aille vers une agriculture à visée uniquement climatique. L’agriculture doit rester nourricière. Le gouvernement français a d’ailleurs changé de position ces derniers jours, en faveur de la production.

Et les autres zones agricoles mondiales, comment peuvent-elles réagir ?

On a besoin de produire partout où c’est possible sur la planète. On ne produit pas de tout partout, on ne produit pas les même volumes, les mêmes qualités, les consommateurs ne sont pas les mêmes. Mais il faut produire. L’Afrique, compte tenu de ses besoins alimentaires continentaux, va devoir augmenter sa production agricole dans les prochaines années, la diversifier, réduire les pertes et les gaspillages qui sont encore énormes, créer plus de valeur ajoutée sur place.

L’histoire européenne nous enseigne aussi que si on veut une Afrique qui progresse sur le plan de la sécurité alimentaire, il faut qu’elle se stabilise sur le plan géopolitique. Si vous n’avez pas la paix, si vous n’avez pas la sécurité, si vous n’avez pas une bonne gouvernance, un bon climat des affaires, vous ne progressez pas. Beaucoup d’agriculteurs africains vous disent « si j’augmente trop mon rendement, je vais devenir visible et on viendra me piller », ou « c’est trop risqué d’aller cultiver les champs à cause des groupes armés ». L’Europe est devenue une puissance agricole depuis 70 ans parce qu’on a arrêté de se taper dessus !

 

Propos recueillis par Sophie Gherardi pour Philonomist.
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