ANALYSES

« Washington sort affaibli de son aventure afghane »

Presse
22 avril 2021
Interview de Karim Pakzad - L'Humanité
Comment faut-il interpréter cette annonce du retrait total des troupes américaines d’Afghanistan pour le 11 septembre, soit cinq mois seulement après la décision de son prédécesseur qui, lui, parlait du 1er mai ?

D’abord, cela signifie que Joe Biden reste fidèle à ses propres convictions en ce qui concerne la guerre en Afghanistan. Lorsqu’il était vice-président de Barack Obama, en 2009, il était ainsi contre la décision d’envoyer 20 000 soldats supplémentaires là-bas pour finir le travail et partir. Biden est le seul qui connaissait plus ou moins ce pays. Il s’y est rendu à plusieurs reprises, et pas seulement à Kaboul, au palais présidentiel. Il y a deux ans, lors du débat interne du Parti démocrate en vue de la présidentielle, il expliquait qu’il ne croyait pas en un Afghanistan uni. Il disait aussi qu’il était favorable à poursuivre la lutte contre le terrorisme, mais pas en Afghanistan. Pour lui, il était possible de créer des bases sur le territoire pakistanais. Donald Trump fonctionnait par instinct. Au contraire, le jugement de Biden est fondé sur une analyse de la situation.

C’est la raison pour laquelle, lorsqu’il a été élu, tout le monde pensait qu’il allait retirer les troupes. Mais lorsqu’il a été investi à la Maison-Blanche, il s’est donné un temps de réflexion. Pas par rapport à la guerre mais vis-à-vis de l’accord de paix signé en février 2020 entre la précédente administration américaine et les talibans. Il a tranché et a décidé de la fin de la présence militaire américaine et cela sans conditions. Tout en acceptant le risque de violer l’accord passé avec les talibans par son prédécesseur, qui stipulait un départ le 1er mai. Les talibans ont immédiatement réagi en avertissant qu’ils ne discuteraient de rien tant qu’il y aurait un soldat étranger sur le sol afghan. Ils ont également fait savoir que, puisqu’il y a violation de l’accord par Washington, ils se réservent le droit d’attaquer les soldats américains. Mais je pense qu’ils n’ont aucun intérêt à le faire puisque le départ est maintenant officiel. Cela dit, Joe Biden a donné une arme aux talibans et les a placés dans une position politique encore plus forte qu’auparavant.

Mais pourquoi avoir décalé de cinq mois ?

Le président américain a été sous la pression des différents lobbies, pas seulement conservateurs, qui, pendant quelques semaines au moins, l’ont poussé à consulter davantage. Il ne voulait pas que cela ressemble, même de loin, à ce qui s’est passé il y a plus de quarante-cinq ans à Saigon. Biden essaye de promouvoir une solution politique interafghane, c’est-à-dire des discussions entre le gouvernement afghan et les talibans. Des discussions commencées en septembre mais qui piétinent. L’annonce du retrait ne marque pas seulement la fin d’un processus, mais le début d’un autre, beaucoup plus dangereux et beaucoup plus incertain. Il y a évidemment l’éventualité que dans cinq mois les talibans reprennent l’offensive et qu’on assiste à une guerre interethnique en Afghanistan.

Comment réagissent les Afghans ?

Il y a une nouvelle génération d’Afghans, informés, éduqués, qui a pris l’habitude de vivre dans une société sans doute la plus libre de toute la région. Or, cette partie de la population voit d’un mauvais œil l’arrivée des talibans au pouvoir et même leur simple participation. Il y a des éléments d’inquiétude. Le président du Parlement, Rahman Rahmani, qui est un Tadjik, donc pas de l’ethnie pachtoune des talibans, a dit qu’il fallait s’attendre à une nouvelle guerre civile.

Quelle est la ligne de conduite des talibans ?

Ils sont conscients d’avoir gagné la guerre sur le plan militaire. Vingt ans de présence militaire n’ont rien donné. Les talibans ont gagné en puissance et Trump a signé un accord avec eux en position de faiblesse. 75 % de cet accord concerne d’ailleurs l’engagement des Américains à respecter les demandes des talibans. À ce moment-là, ils ont aussi gagné une crédibilité sur le plan politique. Ils ont été invités à Moscou, à Téhéran, à Pékin… Ils ne sont plus considérés comme un mouvement terroriste. Au contraire. Leur ennemi, les États-Unis, et les grandes puissances régionales discutent avec eux de l’avenir de l’Afghanistan. Vingt ans après, on voit que l’intervention américaine est un échec total, aussi bien sur le plan militaire que sur le plan diplomatique et politique. Biden ne pouvait pas faire autre chose que de partir. Malgré leur promesse de continuer à soutenir financièrement et militairement le gouvernement de Kaboul et de promouvoir parallèlement une solution de paix, les États-Unis sortent affaiblis de leur aventure afghane.

Les Américains savent donc pertinemment que les talibans risquent de reprendre le pouvoir et ils l’acceptent ?

Le risque existe. Pour éviter une crise du pouvoir par la guerre et la violence, les Américains poussent les Afghans à négocier pour une formule de pouvoir avec un gouvernement provisoire de trois ans partagé entre les talibans et le pouvoir actuel qui préparerait une nouvelle Constitution. Mais, dans le même temps, les talibans sont en position de force, y compris pour la guerre. Plus de 15 000 soldats afghans sont tués chaque année. Entre 8 000 et 10 000 civils sont tués annuellement. Selon l’ONU, plus de 750 civils ont trouvé la mort depuis le début de l’année, et près de 1 200 ont été blessés. À cause de la guerre, à cause de la corruption généralisée, 65 % de la population afghane vit en dessous du seuil de pauvreté. Et, selon les Nations unies, ce chiffre risque de passer à 70 % dans les mois qui viennent.

Quelles sont les répercussions régionales de la décision américaine de retrait ?

Tout le monde s’en félicite. La situation a changé depuis deux ou trois ans. À l’exception de l’Inde (qui pense que c’est le Pakistan qui a gagné), l’ensemble des pays de la région a commencé à discuter avec les talibans. Ces pays ne sont plus favorables à la présence militaire américaine en Afghanistan, parce que les relations entre la Russie et les États-Unis se sont dégradées, la Chine est devenue l’ennemi à endiguer pour Washington, l’Iran est sous pression… Tout cela agit sur la question afghane. Ils sont donc tous favorables à une solution politique inclusive.

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR PIERRE BARBANCEY
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