ANALYSES

2020 : quel bilan de la politique extérieure de la Turquie ?

Tribune
12 janvier 2021


Au cours de l’année écoulée, la Turquie s’est trouvée au centre de multiples tensions et conflits qui affectent les équilibres régionaux. Syrie, Libye, Méditerranée orientale, Haut-Karabakh constituent en effet autant de dossiers au sein desquels le pays prétend à un rôle central et dans lesquels il est activement intervenu. Un éditorialiste réputé considérait même sur les ondes de France Inter, le 28 décembre dernier, que la Turquie était la puissance de l’année 2020.

Il est fréquemment fait appel aux concepts de néo-ottomanisme et d’expansionnisme pour caractériser la politique initiée par Ankara, ce qui, si les mots ont un sens, placerait ainsi Recep Tayyip Erdoğan dans une logique de conquête territoriale et donc de modification des frontières. Or, même si de nombreux discours du président turc font effectivement référence aux anciens territoires ottomans, il convient néanmoins de distinguer ce qui relève d’une rhétorique souvent belliqueuse, et il est vrai singulièrement préoccupante, de la dure réalité des rapports de force et des véritables objectifs et capacités de la Turquie. Si un empire, quel qu’il soit, est par essence expansionniste, peut-on considérer que c’est le cas de la République de Turquie aujourd’hui ? Assurément non. Il s’agit donc de raison garder et de ne point se laisser entraîner dans de stériles polémiques qui empêchent de saisir lucidement les dynamiques politiques à l’œuvre.

Pour autant, la Turquie possède désormais une incontestable politique d’influence, elle-même favorisée par la prise de conscience de sa propre puissance. Il n’est plus question désormais pour elle d’accepter une quelconque forme de résignation et/ou de statut de deuxième classe. Les régulières philippiques de Recep Tayyip Erdoğan à l’encontre du Conseil de sécurité, arguant du fait que le monde ne peut plus être dirigé par cinq États seulement, sont profondément symptomatiques de l’état d’esprit des dirigeants turcs. Désormais, la politique extérieure d’Ankara aspire à se déployer à 360 degrés et, à l’image de nombreux autres États qualifiés d’émergents, est décidée à faire entendre sa voix sur la scène internationale. Cette aspiration s’inscrit de plain-pied dans les nouveaux paradigmes des relations internationales au sein desquels les puissances occidentales ne sont plus désormais en situation d’imposer leurs volontés et leurs politiques au reste du monde.

Des interventions régionales aux logiques différentes

Pour en revenir aux questions régionales, il semble impératif de sérier les différents dossiers dans lesquels la Turquie s’est impliquée au cours des derniers mois, dans la mesure où chacun d’entre eux renvoie à des enjeux et des objectifs non réductibles les uns aux autres et au sein desquels ne prévalent pas les mêmes logiques.

Tout d’abord, la politique syrienne de la Turquie est principalement guidée par la question kurde qui, à ses yeux, revêt une dimension existentielle. L’erreur principale d’Ankara réside dans sa volonté de réduire cette question kurde à celle du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et de ses affidés, en l’occurrence le Parti de l’union démocratique (PYD) influent dans le Nord et le Nord-Est de la Syrie. Obsédée par le fait que la pérennisation de l’autonomie des territoires sous contrôle de ce dernier risque d’induire des conséquences sur le mouvement nationaliste kurde en Turquie même, Ankara n’a alors pas hésité à multiplier les incursions contre les zones sous contrôle du PYD en Syrie. À l’instar de l’interventionnisme de tant d’autres puissances, les opérations militaires turques sur le sol syrien n’ont jamais bénéficié du moindre mandat d’aucune instance internationale et ne permettront pas de résoudre une question qui reste avant tout politique.

L’intervention militaire de la Turquie en Libye au cours du premier trimestre 2020 relève d’une autre dimension qui s’inscrit dans la logique de l’accord contracté entre Ankara et Tripoli au mois de novembre 2019. Il convient de souligner qu’en la matière la Turquie soutient le gouvernement de Fayez El-Sarraj, porté sur les fonts baptismaux par l’ONU elle-même. En ce sens, la politique turque à l’égard de la Libye, si elle n’est pas dénuée d’arrière-pensées, notamment d’ordre économique, ne s’inscrit aucunement contre le droit international. De fréquentes accusations de non-respect de l’embargo sur les livraisons d’armes ont par exemple été portées à l’encontre d’Ankara. Bien que parfaitement recevable, cette critique aurait néanmoins beaucoup plus de poids si elle était adressée de la même façon à l’ensemble des États ne respectant pas l’embargo décidé par l’ONU.

Mais le paramètre essentiel qui permet de comprendre l’intérêt porté à la Libye par Ankara renvoie plus fondamentalement à la Méditerranée orientale et la délimitation des eaux territoriales. Depuis des décennies un contentieux persiste effectivement à ce sujet entre la Grèce et la Turquie. En dehors des périodes de tensions récurrentes, une sorte de statu quo semblait prédominer, mais la découverte de gisements de gaz offshore a rebattu les cartes et considérablement avivé les rivalités. Il semble judicieux de distinguer la forme et le fond dans ce dossier. Sur la forme, le ton et les postures bellicistes de Recep Tayyip Erdoğan ne sont pas acceptables. Sur le fond, considérant la topographie régionale, force est d’admettre que l’exigence turque de trouver une application particulière du droit maritime international, ainsi que le refus de voir la mer Égée transformée en lac grec, sont recevables. Un autre irritant concerne l’avenir de l’île de Chypre pour laquelle il semble urgent que l’ONU prenne de nouvelles initiatives, à l’image de ce qu’avait fait Koffi Annan en 2004 en contribuant à organiser un référendum sur l’île. L’Union européenne, désormais juge et partie, ne peut plus pour sa part se poser en médiatrice efficiente.

Le Haut-Karabakh, enfin, relève encore d’une autre logique. La Turquie fait indéniablement partie des bénéficiaires de la guerre de quarante-quatre jours qui a affecté le Caucase du 27 septembre au 10 novembre 2020. Soutien de longue date des revendications de l’Azerbaïdjan, considéré comme un pays frère, elle a largement aidé à la modernisation de son armée au cours des dernières années. Son rôle dans la victoire azerbaïdjanaise lui a notamment permis de renforcer son importance géopolitique dans le Caucase. La création du corridor entre le Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan lui assure, en outre, de bénéficier d’une forme de continuité territoriale et de créer un lien plus rapide entre la mer Noire et la mer Caspienne afin de faciliter et sécuriser l’acheminement vers les marchés européens du gaz azerbaïdjanais provenant de cette dernière par le gazoduc transanatolien (TANAP). Pour autant, il serait erroné de considérer qu’il en découle une sorte de lien de domination turque à l’égard de Bakou, et il ne faut pas sous-estimer, à l’inverse, l’importance que revêt l’Azerbaïdjan pour Ankara en matière de fournitures d’hydrocarbures et d’affirmation de son rôle de hub énergétique.

Quid de la relation à la Russie ?

Dans ce bref panorama de la politique régionale de la Turquie, une question se pose quant à ses rapports avec la Russie. En effet, si les relations entre Ankara et Moscou semblent filer un cours harmonieux, les événements de ces dernières années démontrent toutefois qu’il ne peut y avoir ni alliance stratégique ni rupture complète entre la Russie et la Turquie. En outre, la crainte parfois exprimée d’une alliance russo-turque pouvant s’opposer à l’Occident se fonde sur une perception faussée de leur place et de leurs objectifs sur la scène internationale.

Par bien des aspects, les deux pays peuvent certes présenter un profil similaire : tendance autoritaire et personnalisée du pouvoir, relations heurtées avec l’Union européenne et les États-Unis, rapport nostalgique à un passé glorieux et volonté d’affirmation sur la scène internationale. Mais si leurs intérêts peuvent se mutualiser, la Russie et la Turquie ne relèvent pas de la même catégorie d’acteurs. Alors que Moscou retrouve progressivement sa place sur la scène internationale, Ankara continue pour sa part de la chercher. Cet état de fait induit ainsi une asymétrie persistante qui débouche sur des tensions récurrentes entre les deux pays, que les intérêts politiques et économiques mutuels ne parviennent pas à obérer. Preuve en est que le retour de la Russie au centre du jeu international s’est réalisé, ces dernières années, aux dépens de la volonté turque de s’affirmer comme leader régional. À travers notamment son action dans la crise syrienne, Moscou entretient désormais des relations avec tous les acteurs régionaux et dispose aujourd’hui du rôle central que la Turquie souhaite atteindre.

Si les deux puissances soutiennent des camps opposés en Syrie et en Libye, elles n’en sont pas moins parvenues à trouver un modus vivendi et des compromis satisfaisant leurs intérêts nationaux respectifs. La relation est toutefois plus complexe dans le Caucase que Moscou considère encore comme relevant de sa zone d’influence stratégique naturelle. La Russie perçoit donc d’un œil circonspect la concurrence de la Turquie qui a su profiter du conflit pour s’y imposer comme acteur à part pleine et entière et qui a ainsi affaibli l’hégémonie russe.

Quid des alliances traditionnelles de la Turquie ?

Se pose enfin la question des relations avec les puissances occidentales que les initiatives de la Turquie agacent et inquiètent. La relative mansuétude dont Ankara a pu bénéficier de la part de l’administration Trump risque fort d’être moins affirmée avec l’accession de Joe Biden à la présidence des États-Unis. La question de l’achat de système de missiles S-400 russe est certainement le facteur de tensions le plus délicat. Néanmoins, au sein des milieux qui élaborent la stratégie des États-Unis, la Turquie reste toujours un pays de première importance. Rappelons qu’elle dispose de la deuxième armée de l’OTAN par le nombre de ses soldats, qu’elle met à la disposition de ses alliés sa base d’Incirlik où sont entreposées des armes nucléaires, qu’elle continue à contrôler les Détroits, et qu’elle est le seul État culturellement musulman membre de l’Alliance atlantique. En un mot, elle continue d’être un hub eurasiatique incontournable pour la politique régionale états-unienne.

Du point de vue des intérêts des puissances occidentales, le statut de pivot que possède de facto Ankara doit être préservé. La confiance a indéniablement été écornée, mais les intérêts mutuels restent forts, et la Turquie demeurera dans l’OTAN, même si elle peut y jouer parfois le rôle de trublion, à l’image, toute chose égale par ailleurs, de la politique du général de Gaulle en son temps.

C’est probablement avec l’Union européenne (UE) que les difficultés sont les plus sensibles. Les tensions se manifestent pourtant à un moment où la Turquie s’interroge plus qu’on ne le pense communément sur son propre avenir. L’attitude de l’UE pourrait s’avérer, à cet égard, capitale. Des gestes modifiant le cours politique suivi par le gouvernement d’Ankara sont légitimement escomptés, mais l’UE ne saurait non plus continuer à conditionner le moindre contact au respect, certes indispensable, des critères élaborés par elle-même et que tous les démocrates turcs partagent. Le paradoxe serait qu’au nom de ces principes l’UE n’abandonne ces derniers alors même que la volonté d’adhésion est encore partagée par une majorité de la population.

Le nécessaire maintien des relations avec la Turquie ne signifie pas pour autant que l’objectif d’adhésion doive être réaffirmé comme un impératif à court terme. Il est donc urgent de ne pas ajouter à des difficultés réelles une dramatisation inutile. Il convient a contrario de conserver son sang-froid tout en ne manquant pas de rappeler à la Turquie que l’on ne peut pas prétendre faire partie d’un ensemble comme l’UE sans en respecter les engagements. Il faut alors avoir le courage de dire à la Turquie qu’il n’y a pas, à son égard, de problème culturel, mais, éventuellement, des difficultés politiques, car il s’agit en l’occurrence de défendre avant tout des principes. Nous ne ferons que formuler une banalité en répétant qu’une telle assertion nécessite de radicalement refonder les modalités de la construction européenne, ce qui n’est certes pas une mince affaire, mais constitue la seule solution qui nous permettrait de relancer une forme de relation apaisée et plus positive avec Ankara.

 

 
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