ANALYSES

Le Haut-Karabakh : terrain d’affrontements sans fin entre Bakou et Erevan ?

Interview
21 octobre 2020
Le point de vue de Didier Billion


Le Haut-Karabakh, région azerbaïdjanaise majoritairement peuplée d’Arméniens, est un sujet de discorde et d’affrontements récurrents entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan depuis l’implosion de l’Union soviétique. En septembre 2020, le conflit s’est une nouvelle fois réactivé, menant à des combats armés et à l’inquiétude des observateurs. Le point sur la situation et le jeu des puissances étrangères dans ce conflit avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

Quel est l’historique des tensions dans la région du Haut-Karabakh ? Pourquoi ces tensions ont-elles repris ?

Historiquement, il faut remonter aux décisions de Joseph Staline, alors commissaire du peuple aux nationalités, pour comprendre la situation qui prévaut. Tout à son principe de diviser pour régner, il rattacha en effet, en 1921, le Haut-Karabakh, peuplé majoritairement d’Arméniens, à l’Azerbaïdjan en tant que région autonome.

Ce sont de longues décennies plus tard, en 1988, au moment où l’URSS commence à être soumise à des forces centrifuges, qui vont finalement aboutir à son implosion, que les députés arméniens du Haut-Karabakh demandent le rattachement de leur territoire à l’Arménie. De l’automne 1988 à juin 1994, s’ensuivit une guerre qui fit environ 30 000 morts, entraînant le déplacement de 400 000 Arméniens, ainsi que celui de près d’un million d’Azerbaïdjanais et l’occupation par l’Arménie d’environ 20 % du territoire de l’Azerbaïdjan (Haut-Karabakh, corridor de Lachin et rive gauche du fleuve Araxe). Depuis lors, en dépit de plusieurs résurgences de tensions armées la situation s’est retrouvée bloquée dans son statu quo, d’où l’expression de conflit gelé souvent utilisée pour la caractériser.

Les affrontements militaires qui ont repris le 27 septembre 2020 s’expliquent probablement par le fait que Nikol Pashinyan, arrivé au pouvoir en Arménie, en mai 2018, lors d’une « révolution de couleur » et qui avait dans un premier temps esquissé une volonté d’ouverture et de contacts avec la partie azerbaïdjanaise, a vite refermé cette parenthèse et a manifesté un raidissement nationaliste dans la dernière période. Quant à Ilham Aliyev, il désire briser la logique du fait accompli et considère que seule l’option militaire permettra de créer un rapport de force susceptible d’imposer des négociations politiques. N’oublions pas que son père, Heydar Aliyev, parvenu à la présidence de l’Azerbaïdjan en 1993 considérait déjà que son seul mandat était de recouvrer la totale souveraineté azerbaïdjanaise sur le Haut-Karabakh et surtout sur les parties du territoire national occupées par les forces arméniennes. Volonté arménienne de maintenir le statu quo versus exigence azerbaïdjanaise de recouvrer la souveraineté sur la totalité de son territoire, les positions en présence sont diamétralement opposées.

Le jeu est d’autant plus complexe que chacun des protagonistes se réclame de principes du droit international antinomiques. Droit à l’autodétermination des peuples pour les Arméniens, intangibilité des frontières et respect de la souveraineté pour les Azerbaïdjanais. C’est donc l’aiguisement des contradictions et l’impossibilité pour la partie azerbaïdjanaise d’accepter le maintien du statu quo qui permet de comprendre la reprise des combats actuels.

Quel est le rôle des puissances étrangères dans ce conflit, et tout particulièrement celui de la Turquie ? Ont-elles un rôle amplificateur de tensions ?

Pour aller à l’essentiel, on peut considérer qu’il y a une forte influence de trois protagonistes régionaux : la Russie, l’Iran et en effet la Turquie.

Pour de multiples raisons, la Russie est probablement l’acteur principal. Tout d’abord parce que Moscou considère que le Caucase fait partie de son étranger proche et n’est pas prêt à voir son influence s’y amoindrir. C’est pourquoi, même si la Russie entretient des liens étroits avec l’Arménie (accord de défense entre les deux pays, présence d’une base russe en Arménie qui fait en outre partie de l’Organisation du traité de sécurité collective – OTSC), elle en possède aussi d’importants avec l’Azerbaïdjan. Il est ainsi avéré que la Russie vend des armes aux deux protagonistes même si elle livre systématiquement du matériel plus moderne à Erevan.

L’Iran, pour sa part, a depuis longtemps entretenu de meilleures relations avec l’Arménie, se méfiant notamment du nationalisme azerbaïdjanais qui pourrait trouver une oreille favorable auprès de la composante azérie de sa population, qui représente, a minima, 20 % des 82 millions de citoyens de la mosaïque ethnique constituant la République islamique. Pour autant, cette dernière, aujourd’hui sous l’intense pression des sanctions états-uniennes, fait aujourd’hui preuve d’une grande retenue et semble traversée par des tendances contradictoires en son sein. Hassan Rohani prône la neutralité alors que les proches du Guide suprême semblent plutôt vouloir affirmer leur soutien à l’Azerbaïdjan.

La Turquie, enfin, est le nouvel acteur déterminant de la scène régionale. Il y a bien sûr depuis bien longtemps une convergence de vue entre Ankara et Bakou, mais cela a pris une dynamique plus affirmée dans la dernière période, le ministre de la Défense turc n’hésitant pas à déclarer le lendemain du début des affrontements que son pays soutiendrait l’Azerbaïdjan « par tous les moyens ». Depuis lors, les déclarations de Recep Tayyip Erdoğan sont multiples en ce sens et surtout l’armement turc, dont notamment les drones, est un apport conséquent pour l’armée azerbaïdjanaise. En outre des informations récurrentes font état de la présence de mercenaires syriens en lien avec Ankara qui auraient transité par la Turquie pour prêter main-forte à Bakou. Pour autant, la Turquie, qui cherche à gagner en influence dans la région caucasienne, serait fondée à considérer que sur ce terrain elle ne parviendra pas à un accord avec Moscou comme elle a pu le faire en Syrie ou en Libye, tout simplement parce que comme nous l’avons évoqué Moscou considère la région comme son arrière-cour. Enfin, dernière remarque, ne croyons pas que l’Azerbaïdjan est inféodé à la Turquie. On peut même a contrario souligner la dépendance de la Turquie quant aux hydrocarbures azerbaïdjanais et la présence des grandes fortunes azerbaïdjanaises dans l’économie turque qui laissent à penser que les interdépendances sont largement réciproques.

Quelles solutions/résolutions peuvent être apportées à ce conflit (alors même que l’Arménie et l’Azerbaïdjan ne respectent pas le cessez-le-feu) ?

Rappelons tout d’abord l’existence du Groupe de Minsk formé à l’initiative de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE), coprésidée par la France, la Russie et les États-Unis. Ce groupe a pour mandat de parvenir au règlement pacifique du conflit, mais n’a guère réussi à ce stade à débloquer la situation, en dépit de l’élaboration de propositions qui n’ont jamais été suivies d’effet. Il s’agit notamment des principes dits de Madrid – ensemble de recommandations émises lors d’un conseil de l’OSCE en novembre 2007 – qui pourraient encore constituer une solide base de négociations. Pour ce faire, comme toujours dans ce type de situation, il faut une volonté politique de parvenir à une solution négociée chez tous les protagonistes.

Aujourd’hui, le premier objectif, plus facile à formuler qu’à réaliser, est de parvenir à un cessez-le-feu effectif. Il semble que l’armée azerbaïdjanaise est en passe de remporter des victoires qui pour ne pas encore être décisives n’en sont pas moins plus que symboliques. Devant ces avancées, l’Arménie n’hésite pas à bombarder des villes azerbaïdjanaises dans le but assez clair de pousser Bakou à riposter en bombardant à son tour des villes arméniennes ce qui pourrait alors contraindre la Russie à intervenir en application de l’accord de défense qui lie Moscou et Erevan.

C’est dans ce cadre que la Russie a une responsabilité particulière pour parvenir à imposer un cessez-le-feu. Le deuxième objectif est de contribuer à ouvrir de réelles négociations. Nul ne peut douter qu’aucune solution militaire n’est viable et qu’il est plus qu’urgent de briser le statu quo pour s’engager dans la recherche d’une solution politique basée sur le droit international.

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