ANALYSES

Le retour du Grand Turc ?

Presse
15 octobre 2020
Erdogan semble dans une logique de conquête territoriale. Il fait du néo-impérialisme ottoman ?

Je ne le crois pas. Mais, c’est vrai, dans ses dis­cours, il y a de plus en plus de références à la gloire de l’Empire ottoman. En Turquie, on observe une mode néo-ottomane avec des séries télé mettant à l’honneur tel ou tel sultan ou la construction de quartiers dans un style néo-ottoman pour la bourgeoisie islamiste. Ce sont des marqueurs identitaires, mais, pour Erdogan, cela ne va pas plus loin que la posture.

Selon quelles logiques politiques agit-il ?

C’est un animal politique doté d’un sens tactique aigu, d’une réactivité incroyable – il l’a montré après la tentative de coup d’État [de 2016] –, pour le meilleur et surtout le pire. Mais, il n’a pas de vision stratégique pour son pays. Il fait des coups mais n’est pas capable de se projeter à long terme. Son obsession, ce sont les élections de 2023, d’autant que ce sera le centenaire de la proclamation de la République turque. Être réélu président cette année-là lui permettrait d’éclipser le mythe de Mustafa Kemal.

Que cherche Erdogan à montrer dans son ancienne zone d’influence ?

Il n’y a pas de logique globale. La Libye, la Syrie, le nord de l’Irak, le Haut-Karabakh, la Méditer­ranée, chacun de ces dossiers a ses spécificités. En Libye, Erdogan a soutenu le gouvernement de Fayez el-Sarraj monté par l’Onu – alors que la France lui préférait le maréchal Haftar –, se posant ainsi en défenseur de la légalité internationale. Mais, au nord de la Syrie, sa logique est toute autre : il veut casser toute possibilité d’entité territoriale dominée par le PYD, le Parti de l’union démocratique, pro-kurde.

Et dans les îles grecques ?

Là aussi, il faut distinguer la forme et le fond. La forme : des déclarations insupportables cet été sur un ton belliqueux. Sur le fond, on prend une carte de géographie et on comprend que le droit maritime international ne peut pas s’ap­pliquer mécaniquement. Sinon, la mer Égée, et en particulier les eaux bordant le sud-ouest de la côte méditerranéenne turque, deviendrait un lac grec. Donc, il faut écouter les revendications d’Erdogan, elles ne sont pas dénuées de fonde­ment. Ce dossier vieux de plusieurs décennies n’a jamais été réglé. Il faut se donner les moyens de le résoudre par la diplomatie. Il n’y a pas d’al­ternative. Gesticuler et envoyer des navires de guerre ne sert à rien.

La situation est-elle aussi préoccupante dans le Haut-Karabakh ?

Le ministre de la Défense a dit que la Turquie soutiendrait ses frères d’Azerbaïdjan « par tous les moyens ». Donc, éventuellement, des moyens mili­taires. C’est inquiétant, mais, malgré les rumeurs, l’armée turque n’est pas partie au combat. Si elle entrait en Azerbaïdjan ou en Arménie, ce serait condamnable immédiatement par le Conseil de sécurité de l’Onu. La question du Haut-Karabakh n’a jamais été réglée, mais, pour l’ins­tant, du point de vue du droit international, cette région est un territoire azerbaïdjanais occupé. Ce qui est préoccupant, c’est l’histoire des trois cents djihadistes syriens qui seraient passés par la Tur­quie pour aller combattre en Azerbaïdjan contre

les forces arméniennes. Si c’est avéré, c’est grave et condamnable, et la Turquie en porterait une large part de responsabilité. Mais nous n’avons pas de preuves. D’ailleurs, s’agissant du Caucase, Poutine ne laissera pas faire Erdogan. Il considère cette région comme son arrière-cour.

Qu’en pense l’Europe, que fait la France ?

En Europe, deux lignes s’affrontent à fleurets mouchetés. Celle incarnée par Macron veut imposer la logique du bras de fer. Il croit que le retrait des Américains de la région laisse une opportunité à l’Europe pour construire une poli­tique de défense commune. L’autre voie, celle de Merkel, c’est la négociation. Comme actuelle présidente du Conseil de l’Union européenne, elle a envoyé son ministre des Affaires étrangères à Athènes, puis à Ankara. Lors de la dernière réu­nion du Conseil, la France était favorable à des sanctions. Elles ont été refusées, plus exactement reportées. Une fois de plus, l’Europe a montré une forme d’impuissance. Est-ce que la diploma­tie va donner des résultats ? Il est trop tôt pour le dire. Mais la négociation est évidemment préfé­rable à la guerre. C’est plus long, plus ingrat, mais c’est la seule voie possible.

 

Propos recueillis par Guillaume de MORANT pour Témoignage chrétien
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