ANALYSES

« Au Liban, la faim menace »

Presse
11 mai 2020
Vivre dans la douleur et au milieu des violences, les Libanais y sont malheureusement habitués. C’est peut-être aussi pour cela qu’ils sont si résilients aux chocs. Les conflits dans le pays et dans son environnement régional n’ont jamais véritablement cessé ces dernières décennies. Le pays du Cèdre a ainsi accueilli 1,5 million de réfugiés syriens sur son sol depuis le début de la guerre en Syrie, soit au moins l’équivalent de 25 % de sa population antérieure.

Mais peut-il continuer indéfiniment à encaisser tant de secousses ? Alors que les Libanais, de toutes confessions, se sont rassemblés à l’automne 2019 pour protester massivement contre un système politique à bout de souffle, le pays s’est retrouvé confiné à la mi-mars en raison du Covid-19. Véritable Etat dans l’Etat, le Hezbollah a depuis joué son rôle habituel d’assistance publique envers les plus démunis. Dans la capitale, Beyrouth, les quartiers sous son contrôle fonctionnent avec des règles spécifiques. Il faut dire que ce parti, né en 1982 de plusieurs mouvements islamistes chiite et très critiqué par le vaste mouvement populaire de ces derniers mois, se doit de reconquérir une partie de l’opinion.

Dette publique. Au-delà du ras-le-bol des forces politiques et des ravages de la corruption, les Libanais souffrent surtout de la cherté de la vie. Si le nouveau gouvernement mis en place en janvier a écarté l’hypothèse de taxes supplémentaires, l’inflation progresse et l’effondrement économique du pays est porteur d’anxiété. En février, les autorités ont été contraintes de demander l’aide du Fonds monétaire international (FMI) en vue d’examiner un report, voire un effacement, de la dette publique, la deuxième la plus élevée de la planète en proportion du PIB (166 %).

Il faut dire que les dépenses publiques ont largement excédé les moyens budgétaires disponibles, dans un pays où la collecte des impôts se révèle très déficiente. En mars, un premier défaut de paiement a été annoncé. L’économie libanaise se trouve donc dans le rouge avec peu de leviers potentiels.

Le tissu industriel et productif, longtemps négligé, demeure étroit. Les ressources en hydrocarbures, en mer Méditerranée, restent à ce stade inexploitables et les premiers forages décevants. L’aide internationale est désormais conditionnée à des réformes structurelles crédibles. Le FMI est attendu à la rescousse courant mai. Si des circuits légaux ou informels, avec l’Iran ou l’Arabie saoudite, permettent encore de fournir des moyens de subsistance à certaines couches de la population, les conditions de vie de la majorité des Libanais restent précaires, tandis qu’une infime partie de la société, elle, continue à s’enrichir.

Les transferts de la diaspora, seul véritable coussin, ne sont pas illimités, et ils ne sont pas facilités par la situation des banques libanaises. Si rien dans ce pays n’a jamais été simple, le mécontentement actuel de la population agrège donc des problématiques aussi bien financières que politiques.

Dérives inflationnistes. Dans ce contexte, l’irruption grandissante des tensions alimentaires inquiète. Le coût des produits de base a explosé depuis un an : lait en poudre ou pâtes (+27 %), huile végétale (+28 %), haricot rouge (+40 %), viande de bœuf (+41 %), riz (+44 %), farine (+46 %), sucre (+67 %). Plus de 10 % de la population était sous-alimentée en 2018. Un tiers vivait sous le seuil de pauvreté en 2019. Certains estiment que ces chiffres ont d’ores et déjà doublé. Fin avril, le gouvernement a instauré un numéro consommateur pour que les citoyens puissent partager la collecte d’informations sur le prix constaté dans les magasins en prenant des photos. Une surprenante demande de contrôle numérique par la population pour épauler un Etat incapable de maîtriser les pratiques commerciales et les dérives inflationnistes.

Celles-ci peuvent être provoquées par des réseaux clientélistes, qui n’hésitent pas à faire fructifier leurs affaires en période crise. Mais ils ne sont pas les seuls à blâmer. Les déficiences structurelles du Liban sont aussi liées au dollar. Tout tourne autour du billet vert dans ce pays proche-oriental. Il manque cruellement en ce moment : sachant que la livre libanaise s’effondre, beaucoup d’habitants se sont rués au guichet pour retirer des dollars, la valeur refuge. De leur côté, les entreprises doivent pouvoir acheter en dollar. C’est le cas des sociétés qui travaillent dans l’import, dans la transformation ou la distribution de nourriture.

La nourriture vient très majoritairement de l’étranger : 80 % des besoins agricoles et alimentaires du Liban sont importés. Dans le cas du blé, nécessaire au pain, à la semoule ou aux pâtes, la dépendance à l’international (Russie et Ukraine pour être plus précis…) grimpe à près de 100 % ! Avec la combinaison des crises — politique, économique et sanitaire — la chaîne de la sécurité alimentaire au Liban s’est profondément détériorée.

Autonomisation alimentaire. Le pays doit importer, mais cela lui revient plus cher et devient très difficile avec la multiplication des contraintes, amplifiées par la pandémie. Face aux risques d’approvisionnement, l’Etat pourrait reprendre la main sur les achats de blé, au détriment du secteur privé, ce qu’il n’a plus fait depuis 2014. Les Libanais peuvent-ils compter sur leurs bases domestiques ? Rien n’est moins sûr.

La production agricole globale est baissière, pour des raisons tant socio-organisationnelles que climatiques. Le PIB du secteur primaire s’est contracté de 40 % en un an et les agriculteurs n’auront pas en 2020 les intrants nécessaires pour conduire leurs cultures. Compte tenu des impayés, un moratoire sur la dette agricole impose de ne pas importer de nouvelles semences, des engrais et des produits phytosanitaires, laissant les paysans libanais seuls face aux aléas de la nature.

L’actuel ministre de l’Agriculture, qui est aussi, curieusement, celui de la Culture, vient d’appeler les Libanais à produire chez eux s’ils le peuvent, pour favoriser l’autonomisation alimentaire. Tous n’ont pas de terres ou de potagers. Et quand bien même les solidarités humaines ou des associations offrent encore des solutions à celles et ceux pour qui l’accès à la nourriture est un combat du quotidien, l’acrobatie sociétale a ses limites.

Le Liban nous étonne souvent. Car ce sont, en réalité, les Libanais qui sont épatants. Mais leur résilience n’est pas extensive à l’infini. Il convient donc de suivre ce qui se passe ces jours-ci : de plus en plus de personnes sortent pour survivre, alors que le confinement n’est pas totalement levé. Il faut pouvoir travailler et se nourrir. Les Libanais ont soif d’un avenir différent pour leur pays. A cet objectif de long terme, ils sont aussi nombreux à regarder l’urgence du moment : ne pas avoir faim.
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