ANALYSES

« Guerre commerciale » : la géopolitique en toile de fond de la rhétorique

Interview
12 mars 2018
Le point de vue de Sylvie Matelly


Le président américain Donald Trump a signé ce jeudi un décret promulguant la mise en place de barrières tarifaires sur des matières premières, telles que l’acier ou l’aluminium. L’Union européenne, par la voix du président du Conseil européen, Donald Tusk, et de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a affiché une position de fermeté, arguant que toute mesure unilatérale à son encontre se verrait opposer le principe de réciprocité. Cette passe d’armes diplomatique sur la gouvernance commerciale révèle en toile de fond un affrontement entre défenseurs de l’ouverture et de la coopération et ceux qui jugent que l’unilatéralisme est une réponse efficace à une interdépendance responsable de la dilution de la puissance étatique. Le point de vue de Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS.

Le terme de « guerre commerciale » utilisé par l’Union européenne est massivement repris pour qualifier le discours offensif du président américain, Donald Trump, menaçant de relever les barrières tarifaires. S’inscrit-il dans une passe d’armes rhétorique ou reflète-t-il un potentiel tournant des relations économiques transatlantiques ?

C’est le président américain qui a prononcé ce mot en premier, et l’Union européenne n’a fait que le reprendre. Il se positionne lui-même dans cette logique. La guerre commerciale est un ensemble de mesures de rétorsion dont l’objectif est d’affecter le plus possible l’adversaire, jusqu’à que celui-ci s’effondre et renonce à poursuivre la guerre. C’est donc quelque chose de violent, les guerres commerciales ont souvent dans l’histoire débouché sur une « vraie » guerre…

Par ailleurs, comme dans le cas d’un conflit armé, il n’y a jamais de vainqueur dans une guerre commerciale. Tout le monde y perd au change, et même le plus fort peut en subir d’importantes conséquences. La négociation et le compromis sont toujours de meilleures solutions. Si Donald Trump souhaite par exemple imposer des droits de douane de 25% sur l’acier et de 10% sur l’aluminium, il est normal que les Européens menacent de réagir, le contraire serait inquiétant. Pour autant, par le passé, avec des présidents américains « raisonnables », cela ne restait que de l’ordre de l’échange « d’amabilités verbales » et les choses finissaient par s’apaiser (exemple des mesures tarifaires sur l’acier de George W. Bush en 2001). Dans le pire des cas, les mesures de rétorsion relevaient du symbole pour éviter justement la guerre commerciale (cas de l’embargo européen sur le bœuf aux hormones auquel les Américains réagirent en pénalisant les importations de foie gras ou de roquefort). La difficulté aujourd’hui est l’imprévisibilité du Président Trump qui fait craindre qu’il ne fasse réellement ce qu’il dit.

Pour la Commission européenne et les leaders politiques européens, les marges de manœuvre sont assez restreintes. Il faut en effet être ferme tout en respectant les engagements internationaux, sans pour autant nous mettre à dos des pays membres de l’Union européenne qui verraient d’un mauvais œil des mesures qui pourraient pénaliser directement leurs économies.

L’Union européenne a affiché une certaine fermeté par la voix du président de la Commission européenne Jean Claude Juncker, annonçant que toute initiative unilatérale en la matière serait soumise au principe de réciprocité. Serait-elle prête à s’orienter dans une démarche en porte-à-faux avec ses engagements en faveur du libre-échange, et en a-t-elle les moyens ?

Les discours des leaders européens, tels celui de Jean-Claude Juncker ou encore celui de Donald Tusk, ont été certes fermes, mais relativement raisonnables. Tout d’abord, parce que l’Europe est effectivement engagée dans un certain nombre d’accords, d’organisations en faveur de l’ouverture et du libre-échange, et, par conséquent, elle ne veut pas se mettre en porte-à-faux avec ses engagements.

Pour l’Union européenne, il ne s’agit pas du tout d’adopter une ligne de conduite offensive, mais, au contraire, des mesures défensives en vertu du principe de réciprocité. La prudence des leaders européens s’explique aussi par le fait déjà évoqué que beaucoup craignent que le Président Trump aille jusqu’au bout de ses menaces. Or, quand il menace les automobiles allemandes, l’Allemagne s’inquiète. Sur d’autres mesures, c’est l’Irlande ou ce sera la France, et on n’est plus dans le symbole. On touche véritablement au cœur de l’économie européenne, ce qui peut avoir des conséquences graves.

Rappelons que l’excédent commercial de l’Europe avec les États-Unis est de 200 milliards d’euros. D’une certaine manière, le Président Trump a raison de critiquer l’activisme commercial de l’Europe, même si le déficit commercial de l’économie américaine n’est pas que le fait des positions commerciales de l’Europe ou même de la Chine. Par ailleurs, ce déficit commercial est en partie en trompe-l’œil. C’est aussi d’une certaine manière la force de cette économie américaine que de pouvoir se permettre, et depuis des années un tel déficit, cela est aussi le signe d’un marché intérieur dynamique, offrant de nombreux débouchés aux entreprises américaines qui importent énormément pour produire. De ce point de vue, vouloir lutter contre ce déficit par des mesures tarifaires risque d’être contre-productif. Il serait probablement beaucoup plus efficace de soutenir les entreprises à l’exportation.

Ces tensions sur les modalités de la gouvernance commerciale de ces derniers jours s’inscrivent dans un cadre plus global de remise en cause du multilatéralisme économique et financier depuis l’élection de Donald Trump. Les institutions internationales, comme l’OMC ou encore le FMI, qui ont appelé chaque partie à la désescalade, disposent-elles encore d’un pouvoir de régulation ?

Donald Trump s’inscrit dans une logique isolationniste, voire un unilatéralisme assumé. Cette position n’est pas incarnée uniquement par Donald Trump aux États-Unis. Deux visions du monde s’affrontent aujourd’hui, et c’est presque banal de le rappeler : d’une part, les partisans du libre-échange qui prônent l’ouverture et la coopération, où la notion d’interdépendance est fondamentale ; d’autre part, une approche plus isolationniste qui est partagée actuellement par les États-Unis et un certain nombre de pays ou de partis politiques nationalistes, mais pas uniquement, y compris en Europe, où des leaders populistes sont en position de gouverner.

Les revendications de ces « isolationnismes » découlent des externalités négatives ou « effets pervers de la mondialisation » autour des questions des inégalités, des délocalisations et de la précarité face aux phénomènes de l’évasion fiscale et des paradis fiscaux, du défi du changement climatique, etc. L’idée est qu’au fond la mondialisation crée plus de difficultés et de problèmes que d’effets positifs. C’est pour cette raison qu’il faudrait revenir en arrière (« c’était mieux avant »). Or, la plupart de ces défis ne peuvent avoir que des solutions globales et pas unilatérales. Objectivement parlant, il est impossible de considérer que c’était mieux avant, mais il n’est plus possible de considérer que tout va bien partout et pour tout le monde. Or, la gouvernance mondiale n’existe pas et n’a jamais existé. Il y a une prise de conscience des difficultés qui est allée beaucoup plus vite que la volonté ou la possibilité des États à agir, créant un véritable discrédit des leaders politiques au profit de partis vindicatifs, isolationnistes et nationalistes. Pourtant, ils n’ont en rien la solution adéquate aux problèmes, puisqu’il faut une réponse commune et globale pour que cela marche. Les tergiversations autour du Brexit en sont une illustration.

Il est temps que les États en prennent conscience et agissent. De ce point de vue, l’UE fait preuve d’une résilience encourageante. Il est vrai que les risques de dilution et/ou la montée des nationalismes sont réels. La menace de guerre commerciale par Donald Trump va ainsi être un nouveau test de la capacité de l’Europe et des Européens à se défendre et à promouvoir une autre vision du monde que celle du président des États-Unis.
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