ANALYSES

Intelligence artificielle. « Les Américains inquiets de la domination chinoise »

Presse
2 janvier 2018
Celui qui deviendra leader en intelligence artificielle [IA] sera le maître du monde. » Le 1er septembre 2017, c’est sur un ton glacial que ­Vladimir Poutine lâche cette sentence sans équivoque. Trois jours plus tard, Elon Musk réagit sur Twitter. Le PDG de Tesla et de SpaceX prédit que la « lutte ­entre nations pour la ­supériorité en IA causera probablement la troisième guerre mondiale ». Une chose est sûre : la compétition est lancée et, dans cette ­rivalité nouvelle au résultat ­incertain, c’est vers la Chine aujourd’hui que tous les regards se tournent.

Le grand bond

Le 20 juillet, Pékin annonçait le lancement d’un plan de développement de la prochaine génération d’intelligence artificielle : un programme d’investissements pharamineux, dont l’objectif ne souffre aucune ambiguïté : faire de la Chine le ­leader mondial dans le domaine et, ainsi, déchoir les Etats-Unis de leur rang.

Pour y parvenir, le projet sera piloté par un organisme ad hoc (le bureau pour la promotion du plan IA) dépendant du ­ministère des sciences et technologies. Le plan prévoit qu’à l’horizon 2030 la Chine deviendra le premier pôle mondial ­d’innovation et le leader en IA, grâce en particulier aux percées décisives de ses industries de haute technologie dans le domaine des big data, des « réseaux de neurones artificiels », de l’intelligence ­hybride améliorée et des systèmes intelligents autonomes.

L’intérêt premier de l’Etat chinois est économique. Depuis plusieurs années, ses dirigeants s’alarment du ralentissement tendanciel de la croissance nationale, passée de 14,2 % en 2007 à 6,7 % en 2016. Au moyen de l’IA, ils espèrent ­redynamiser l’activité économique, en ouvrant la voie à une « nouvelle révolution scientifique et technologique », avec à la clé un nouveau cycle de croissance. L’intuition paraît justifiée : selon une récente étude du cabinet PwC, la richesse nationale chinoise pourrait croître de 26 % d’ici à 2030, grâce à l’IA.

Enjeux

D’autres enjeux entrent en ligne de compte. Les progrès en IA pourraient améliorer toute une gamme de politiques publiques, depuis l’éducation jusqu’à la santé, en passant par le système judiciaire. L’utilisation de l’IA à des fins de contrôle social n’est pas non plus à négliger. La législation chinoise est déjà particulièrement lâche concernant la protection de la vie privée des citoyens ; l’Etat collecte massivement leurs données personnelles avec l’aide de puissantes firmes : Baidu, Alibaba ou Tencent, pour ne citer que les plus notables d’entre elles. Les techniques de reconnaissance faciale avancée et d’identification biométrique liées à l’IA faciliteraient sans nul doute la surveillance généralisée de la population.

Les ambitions chinoises éveillent l’inquiétude de la communauté internationale, qui se méfie de l’usage militaire que les Chinois pourraient faire de l’IA. Si elle servait à la fabrication de systèmes d’armes autonomes, à l’instar du robot char d’assaut Nerekhta que les Russes ont récemment testé en Biélorussie, ou à la mise au point d’une intelligence hybride humain-machine, dans le droit fil de « l’humanité augmentée », l’intelligence artificielle donnerait à la Chine un avantage militaire certain.

Cela rejoint les propres inquiétudes d’Elon Musk. Dans un entretien accordé au magazine Rolling Stone, le 15 novembre, c’est sans ambages qu’il déclare que les scientifiques n’ont que « 5 ou 10 % de chances de parvenir à développer une IA inoffensive » pour l’humanité. Et le milliardaire d’ajouter que l’IA constitue la principale menace qui pèse sur l’humanité, devant le changement climatique.

La défense américaine désarmée

Le gouvernement américain, quant à lui, s’inquiète moins de la survie de l’humanité que de la préservation de son leadership en la matière, voire de son statut de première puissance mondiale. Début novembre 2017, Eric Schmidt, le nouveau directeur du Defense Innovation Board, au sein du département de la défense, et président exécutif d’Alphabet (maison mère de Google), affichait clairement sa crainte de voir la Chine dépasser les Etats-Unis dans le secteur de l’IA.

A terme, les Américains risqueraient même de perdre leur leadership militaire, tant les progrès technologiques chinois sont spectaculaires : en Chine, le nombre de publications scientifiques sur l’IA a connu un bond de 20 % en 2016 (4 724 publications), devançant l’Union européenne (3 932 publications).

Les craintes d’Eric Schmidt ne sont pas infondées : le département de la défense renâcle à modifier ses méthodes de travail et ne semble pas prendre exactement la mesure du problème. Toute forme d’innovation, dans le sens d’un usage plus approfondi de l’IA, achoppe systématiquement sur les pesanteurs bureaucratiques. Or il est urgent de réagir. Schmidt le rappelle : un projet en IA peut mettre plusieurs années, voire plusieurs décennies, avant de voir le jour : seule, la défense américaine est désarmée. Si elle souhaite rattraper son retard dans des délais raisonnables, elle devra nécessairement s’appuyer sur les firmes innovantes du secteur privé.

Nouvel ordre international

A l’évidence, la nomination d’Eric ­Schmidt à la tête de la branche « innovation » du département de la défense n’est pas fortuite. D’une part, en tant que patron d’Alphabet et ancien dirigeant de Google (2001-2011), ses intérêts sont facilement identifiables. D’autre part, sa présence elle-même révèle l’incapacité de la puissance publique à relever seule les grands défis stratégiques du XXIe siècle, et notamment la menace qui pèse sur le leadership américain.

Malgré tout, la prudence s’impose. Pour lors, seules 50 000 personnes en Chine travaillent dans le champ de l’IA, contre 850 000 aux Etats-Unis. Les ­Chinois atteindront-ils leurs objectifs ambitieux ? La question reste en suspens. En revanche, nul doute que l’intelligence artificielle contient en germe le nouvel ordre international des décennies à venir.
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