ANALYSES

« Saad Hariri devra toujours tenir compte des intérêts stratégiques saoudiens »

Presse
22 novembre 2017
A peine arrivé à Beyrouth, Saad Hariri a annoncé qu’il suspendait sa démission, comme lui avait demandé le président Michel Aoun. Comment interprétez-vous cette décision ?

Il s’agit surtout d’un rétropédalage des autorités saoudiennes, qui ont probablement fini par se rendre compte que leur attitude maximaliste s’était révélée contre-productive. Ils commencent à lâcher un peu de lest. Il aurait été difficile, dans les circonstances actuelles, de renégocier un nouveau compromis gouvernemental avec le Hezbollah et avec le président de la République libanaise, car le camp pro-iranien s’estime en position de force aujourd’hui à l’échelle régionale, et estime que les Saoudiens sont eux-mêmes en train de se tirer des balles dans le pied. Je ne pense pas que, si les Saoudiens et Hariri avaient campé sur une ligne dure, ils auraient pu obtenir beaucoup de concessions du camp adverse. Il a dit qu’il «suspendait» sa démission, ce qui laisse entendre qu’il voudra un peu renégocier le modus vivendi qui est en cours, et essayer de convaincre le Hezbollah d’être notamment un peu moins présent en dehors des frontières libanaises, notamment au Yémen, ce qui inquiétait particulièrement les Saoudiens.

Michel Aoun avait dit qu’il était «retenu en otage» à Ryad. Etait-ce crédible comme formulation ?

L’expression est forte mais ce qui est certain, c’est que lorsque Saad Hariri est parti faire ce voyage en Arabie Saoudite, il n’était pas du tout dans l’état d’esprit d’un homme qui voulait présenter sa démission. C’est un homme au tempérament plutôt pragmatique, conciliant. La veille de son départ en Arabie, il avait reçu une haute délégation iranienne et avait dit que le dialogue avait été constructif et les discussions positives. Il semble clair, peut-être pas qu’il ait été retenu en otage, mais que sa démission soit le résultat d’une injonction saoudienne, que son discours de démission lui a été dicté par les autorités saoudiennes qui voulaient montrer à l’Iran que les choses avaient changé, que les Saoudiens étaient prêts à hausser le ton et ne voulaient plus accepter les interférences iraniennes dans certains pays arabes.

Par la suite, cette démission a provoqué un retour de bâton : la communauté nationale libanaise s’est soudée autour de Saad Hariri et la communauté sunnite, en particulier, sa propre communauté, n’a pas apprécié qu’on laisse entendre qu’il pouvait être remplacé par son frère ou une autre personnalité sunnite.Les Saoudiens se sont probablement rendus compte qu’ils étaient allés un peu trop loin, ce qui explique un retour à une position plus raisonnable depuis son retour à Beyrouth ce matin.

L’Arabie Saoudite semble mettre en place une véritable stratégie dans toute la région. Peut-on y voir l’influence du prince héritier ?

Il y a en effet une montée en flèche, une impulsivité croissante dans l’attitude saoudienne depuis que Mohammed Ben Salmane est devenu prince héritier et qu’il cherche à accéder le plus rapidement possible au trône. On a vu cette même attitude un peu ambitieuse, sans qu’il n’y ait de stratégie réfléchie derrière, au Yémen, au Qatar et maintenant au Liban. Et nulle part cela n’a donné de résultat concret. Très souvent, on s’est retrouvé dans une impasse.

Mais il ne faut pas tout imputer au prince héritier Mohammed Ben Salmane personnellement, car la relation entre Saad Hariri et les Saoudiens remonte à beaucoup plus loin. En 2009, on lui avait fait avaler une couleuvre encore plus grande lorsque les Saoudiens l’avaient incité à se réconcilier avec Bachar el-Assad, qu’il avait pourtant accusé d’avoir été mêlé à l’assassinat de son père. C’était bien avant que Mohammed Ben Salmane ne prenne les rênes du pouvoir. Les Saoudiens, qui souhaitaient se réconcilier avec la Syrie, avaient demandé à Saad Hariri de passer outre l’assassinat de son père et d’aller passer une nuit dans le palais présidentiel syrien pour se rabibocher avec Bachar.
Le problème de fond est la dépendance des leaders politiques libanais vis à vis de leurs parrains régionaux, et du fait que lorsque ces parrains régionaux –l’Arabie pour Saad Hariri, l’Iran pour le Hezbollah– décident de changer de positionnement, l’intendance doit suivre et que leurs obligés sur la scène libanaise doivent, au besoin, changer radicalement leur fusil d’épaule et se retrouver en porte-à-faux par rapport à leur propre public et les positions qu’ils avaient précédemment adoptées.

L’étape parisienne de Saad Hariri a-t-elle changé la donne ?

L’étape a été importante car la diplomatie française a réussi un assez joli coup diplomatique en exfiltrant Saad Hariri de Ryad, cela a permis de sauver la face des Saoudiens qui étaient un peu embêtés, ils avaient pris la mesure de leur bévue. Et cela a permis à Saad Hariri de revenir au Liban «la tête haute» pour faire taire tous ceux qui disaient qu’il était véritablement retenu, qu’il avait été pris au cœur de la vaste purge en Arabie Saoudite.

Ce passage à Paris lui a permis de souffler quelque peu, il a également fait un bref séjour au Caire, en Egypte pour montrer les réseaux arabes qu’il pouvait aussi consulter. Mais ça ne change rien sur le fond du problème : qu’il soit à Beyrouth, à Paris ou à Ryad, qu’il soit otage ou homme libre, Saad Hariri devra toujours tenir compte des intérêts stratégiques saoudiens. Il y a un lien organique entre son mouvement politique et l’Arabie Saoudite, il ne pourra pas aller à l’encontre de la vision stratégique saoudienne, quand bien même elle serait contraire à ses propres intérêts et à la stabilité libanaise.

Comment peut-il reprendre un rythme normal après avoir dénoncé la mainmise du Hezbollah pro-iranien, avec qui il doit tout de même gouverner ?

C’est une bonne question mais c’est un peu le sort de la plupart des leaders libanais, qui se retrouvent très souvent contraints de changer de positionnement, jongler avec les différentes contradictions locales, ils doivent à la fois assurer les équilibres locaux, se partager le pouvoir avec les autres partis libanais, tout en assurant que les intérêts stratégiques de la puissance régionale qui les soutient soient préservés. Saad Hariri sera dans les prochaines semaines dans une position d’équilibriste : il devra revenir à la tête de ce gouvernement d’unité nationale qui contient le Hezbollah libanais, mais aussi faire en sorte que la ligne saoudienne qui refuse de plus en plus les compromis soit aussi conservée, au moins dans les formes.

Ce ne sera pas facile, mais à ce stade, le pire a peut-être été évité : une longue vacance institutionnelle. La situation reviendra progressivement à la normale et au Liban, la normale, ce sont des compromis boiteux qui ne satisfont vraiment personne mais qui permettent d’éviter le pire : un effondrement de la livre libanaise et une crise sécuritaire d’envergure.

Peut-on dire qu’il y aura un avant et un après au Liban ?

Cette démission a montré qu’il y avait une forte détermination saoudienne à non seulement endiguer la percée iranienne dans le monde arabe, mais aussi à repousser cette influence qui est de plus en plus prégnante en Syrie, au Liban, en Irak et au Yémen. Il y a un volontarisme saoudien qui est bien nouveau, cela va probablement rester. Mais tant que cette volonté saoudienne ne s’accompagnera pas d’une stratégie mesurée, pensée et réfléchie, il est à craindre que ce soit uniquement des secousses qui n’auront pas forcément de lendemain.

Mais d’un point de vue symbolique, il y aura bien un avant et un après : cette démission a permis de créer un électrochoc. Mais sur la réalité concrète du partage du pouvoir au Liban, elle ne change pas grand-chose et le Hezbollah continuera de contrôler la plupart des rouages de l’Etat.
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