ANALYSES

Macky Sall stoppe le processus électoral et plonge le Sénégal dans une crise politique majeure

Tribune
15 février 2024
Par Martin Mourre, chercheur affilié à l’Institut des mondes africains (IMAF)

Depuis dix jours et l’annonce du report de l’élection présidentielle par le président Macky Sall, le Sénégal vit des heures incertaines[1]. Le samedi 3 février, à la veille de l’ouverture de la campagne présidentielle, Macky Sall décide d’abroger par décret le scrutin du 25 février. Les députés se réunissent le dimanche et le lundi suivant pour voter, dans une ambiance surréaliste où les députés de l’opposition sont expulsés de l’Assemblée par le GIGN et ne prennent pas part au vote, une loi fixant la date du 15 décembre pour le premier tour de l’élection présidentielle. Ils prorogent d’autant le mandat de l’actuel locataire du palais de l’avenue Roume. Dans son allocution à la nation le 3 février, le président Sall argue d’un « différend » entre différents corps institutionnels, Assemblée nationale et Conseil constitutionnel, risquant d’installer « un contentieux pré et postélectoral ». Ce contentieux part de l’invalidation par le Conseil constitutionnel, pour cause de double nationalité, de la candidature de Karim Wade, le fils de l’ancien président Abdoulaye Wade. Ce n’est que quelques jours plus tôt, le 16 janvier, à sa demande, que cette nationalité française lui a été en effet retirée, mais après que Wade ait déclaré mi-décembre posséder uniquement la sénégalaise, condition requise pour se présenter à la magistrature suprême devant le peuple sénégalais. Le Conseil constitutionnel considère donc qu’il s’agit d’un cas de parjure tandis que son parti, le Parti démocratique sénégalais (PDS), saisit le 24 janvier une commission d’enquête parlementaire pour des soupçons de corruption concernant deux juges du Conseil constitutionnel. Le parjure avéré aurait dû pourtant disqualifier automatiquement Karim Wade et couper court à toutes récriminations. Enfin, à cela s’ajoute le 2 février la révélation de la double nationalité d’une autre candidate. Ce samedi 3 février, face à ses différents épisodes, Macky Sall annonce suspendre le processus électoral, avançant qu’alors « qu’il porte encore les stigmates des violentes manifestations de mars 2021 et de juin 2023, notre pays ne peut pas se permettre une nouvelle crise ». La crise n’a pourtant jamais été aussi profonde que depuis ce 3 février.

La décision du président Sall de suspendre le processus électoral a stupéfié tous ceux qui suivent la politique sénégalaise. Elle n’est pourtant pas si surprenante tant il y avait des signes annonciateurs et doit être comprise dans une histoire protéiforme des répressions d’État. Les violences de mars 2021 et juin 2023 auxquelles fait allusion Macky Sall résultent d’une lutte sans merci entre ce dernier et un nouvel acteur dans le champ politique : Ousmane Sonko. Celui-ci, arrivé troisième aux élections présidentielles de 2019 avec près de 15 % des voix, a su agréger progressivement autour de lui et son parti, le Parti africain sénégalais pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF), diverses forces sociales et politiques qui se sont traduites électoralement en 2022 avec de larges succès aux élections locales puis législatives où, dans le cadre d’une inter-coalition réunissant, ironie de l’histoire, le PDS, le PASTEF a failli se retrouver en position de l’emporter et de gouverner[2]. Ce succès du PASTEF s’explique par la dégradation continue des conditions d’existence de la majorité de la population sénégalaise qui ne voit pas les fruits d’une croissance pourtant mis en avant par le gouvernement. Depuis mars 2021, les débats qui devraient avoir lieu, économiques, sociaux, sécuritaires, de politiques internationales, sont largement parasités par le seul débat juridique à propos d’une accusation de viol portée contre Ousmane Sonko. Alors qu’il devait être entendu par la justice sénégalaise, ses partisans se soulèvent contre ce qu’ils estiment être une tentative pour éliminer leur leader. Du 3 au 9 mars 2021, le pays s’embrasse, 14 morts sont recensés. En juin 2023, Ousmane Sonko est finalement condamné dans cette affaire, dite affaire Adji Sarr du nom de la plaignante, à deux ans de prison ferme, non pas pour viol mais pour « corruption de la jeunesse »[3]. À cette occasion une large partie de la jeunesse se mobilise à nouveau et est réprimée brutalement. On compte 29 morts, à la fois dans des quartiers populaires de Dakar, et de sa grande agglomération, et à Ziguinchor en Casamance[4]. La grande majorité de ces morts de mars 2021, de juin 2023 – et à plusieurs occasions en 2022, portant un bilan total a presque 50 morts – l’est par des tirs à balles réelles. Ces décès, souvent attribués aux policiers, aux gendarmes ou à des nervis proches du pouvoir sont documentés[5], au point qu’ils font actuellement l’objet d’une demande d’enquête auprès de la Cour pénale internationale. En annulant les élections du 25 février 2024, Macky Sall n’ignore pas qu’il prend le risque qu’à nouveau le sang coule. On compte aujourd’hui trois morts supplémentaires survenus les 9 et 10 février : Alpha Yoro Tounkara, âgée de 22 ans, étudiant à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, Modou Gueye, vendeur ambulant de 23 ans mort à Dakar et Landing Diedhiou, lycéen de 18 ans mort à Ziguinchor. Le 13 février, le bureau des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU) s’est ainsi dit « profondément préoccupé par la situation tendue au Sénégal ». Ces violences ont pour fonction évidente d’intimider les autres manifestants et traduisent un délitement plus général des conditions d’exercice de la démocratie, qu’il s’agisse de la liberté de la presse où, selon le classement annuel de Reporters sans frontières (RSF), le pays est passé du 47e rang en 2020 au 104e en 2023 sur 180 pays[6] ou encore de l’alerte récente de Human Right Watch (HRW) rappelant les plus de 1000 prisonniers politiques ou d’opinion détenus dans les prisons du pays[7].

Dix jours après le coup de force institutionnel de Macky Sall, le Sénégal est à la croisée des chemins. Deux questions se posent : quand et comment le président quittera-t-il le pouvoir ?  Bien qu’ils ne présagent pas d’une trajectoire similaire pour le pays, plusieurs scénarii récents de reports d’élections ou de violation des institutions peuvent être évoqués. On pense d’abord à la Guinée voisine où après une modification constitutionnelle en 2020 qui lui a permis de se représenter et de l’emporter pour un troisième mandat, Alpha Condé a été délogée par l’armée un an plus tard. Même cause mais effets différents en Côte-d’Ivoire où le président Ouattara, évoquant un « cas de force majeure » s’est représenté en 2020 et doit achever son mandat d’ici 2025. Également en Afrique de l’Ouest, en 2017, le Gambien Yahya Jammeh, battu aux élections mais refusant de reconnaitre le résultat, avait fini par être chassé par la pression militaire de plusieurs pays ouest-africains, le Sénégal en tête. C’est une situation quasiment identique qui s’est produite aux États-Unis, le 6 janvier 2021, avec l’assaut du Capitole où le président Donald Trump refusait sa défaite – rappelant, si besoin, à quel point les attaques contre les droits démocratiques sont une tendance lourde de notre époque à l’échelle planétaire. Enfin, citons un dernier exemple, le plus dramatique mais peut-être un des plus proches, dans sa forme, de ce qui s’est passé le 3 février dernier à Dakar. En 1992, en Algérie, le gouvernement stoppe le processus électoral alors qu’il est largement engagé – en l’occurrence le second tour des élections législatives alors que l’opposition incarnée par le Front islamique du salut (FIS) avait remporté le premier tour. S’en suivra une décennie noire faisant plusieurs dizaines de milliers de victimes. Toutes ces situations ont évidemment leurs particularismes et comparaison n’est pas raison, mais il est vrai de dire que le Sénégal se trouve à un carrefour de sa trajectoire. Le président Sall devra finir, tôt ou tard, par quitter le palais, que ce soit le 2 avril prochain, au moment initialement prévu où il aurait dû assurer la passation de pouvoir, c’est ce que réclame aujourd’hui l’opposition ; que ce soit après un nouveau scrutin présidentiel qui aurait lieu en décembre prochain, selon les dispositions prises la semaine dernière par l’Assemblée nationale – même si des recours ont été déposés par l’opposition ; que ce soit dans quelques années après un nouveau mandat ou par une modification constitutionnelle liée à une situation d’urgence – ce que beaucoup d’analystes commencent à évoquer et redouter ; ou bien parce qu’une suite d’événements l’y contraindra. Les historiens du futur auront à analyser les raisons profondes de ce coup d’État institutionnel du 3 février, à s’interroger sur quand a germé dans la tête du président Sall cette idée d’ajourner la présidentielle, sur qui dans son entourage proche a pu appuyer cette idée et sur comment un tel plan a-t-il été fomenté. Aujourd’hui, dans l’examen du quand et comment Macky Sall quittera le pouvoir, se joue une bonne part des fondements de ce qu’a pu être la République sénégalaise depuis sa création en 1960.

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[1] Ce texte a été rédigé le dimanche 4 février et alors que la situation évolue quotidiennement, il est possible que des éléments développés ici apparaissent rapidement obsolètes.

[2] Martin Mourre, « Élections législatives au Sénégal : recomposition du parlement et enjeux pour la démocratie », IRIS, 19 août 2022.

[3] Ousmane Sonko a ensuite été condamné, dans une autre affaire, pour diffamation à l’endroit du ministre du Tourisme. Cette peine est devenue définitive après appel et c’est cette condamnation qui a entrainé l’invalidation de sa candidature à l’élection présidentielle par le Conseil constitutionnel. Le PASTEF a néanmoins pu présenter un autre candidat en la personne de Bassirou Diomaye Faye qui, selon des sondages qui circulent de manière informelle – les sondages officielles sont interdits au Sénégal – avait des chances d’emporter cette élection, ce qui serait le véritable motif de la décision de Macky Sall de reporter l’élection.

[4] Ce chiffre n’est pas celui d’un bilan officiel mais celui attesté par un travail d’enquête journalistique qui a aussi permis d’identifier et de nommer ces victimes, voir Clair Rivière, « Au Sénégal, des visages et des noms sur les morts de la répression », Afrique XXI, 9 février 2024. Le projet journalistique, CartografreeSenegal, portée par le collectif La Maison des Reporters est consultable ici.

[6] Reporters sans frontières, « Classement mondial de la liberté de la presse 2023 ».

[7] Human Right Watch, « Sénégal : Répression pré-électorale », 22 janvier 2024.
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